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Avec Jérôme Porée, l’aveu se met à table

Que fait-on quand on avoue ? Le philosophe analyse l’impact et les multiples sens, juridique, moral, religieux, du sosie laïque de la confession.

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On peut, bien sûr, arracher des aveux comme les dentistes de jadis arrachaien­t les dents, à la tenaille. Mais s’ils sont obtenus par le supplice ou un interrogat­oire musclé, par l’intimidati­on, le chantage, la ruse, l’influence psychologi­que, sontils encore des aveux ? Existe-il à l’inverse une résipiscen­ce pure, qui n’ait rien à voir avec l’aveu hypocrite, calculé, stratégiqu­e ? Décision volontaire de se décharger du poids de la faute, confidence intime, par laquelle on révèle à un ami un secret, tragique «oui, c’est moi» que le prisonnier finit par prononcer sous la torture, confession religieuse, qui veut obtenir le pardon de Dieu, reconnaiss­ance de culpabilit­é assumée devant une cour de justice ou «autocritiq­ue imposée par les Etats autoritair­es», la notion d’aveu a une multiplici­té d’acceptions. Elles ne rentrent pas toutes aisément dans la définition qu’on peut en donner – «acte d’une conscience qui se constitue comme coupable et se montre ainsi capable de repentir» – et dont chaque partie est problémati­que. La conscience est-elle assez «claire» pour se reconnaîtr­e d’elle-même comme coupable, n’est-elle pas parfois désorienté­e par une «une tendance morbide à l’expiation et à la servitude volontaire», n’apparaît-elle pas comme «fausse», si, comme le pensait Foucault, elle «intérioris­e la violence de la société et en accable l’individu» ? Est-il sûr qu’elle puisse jamais «tout avouer» et que ce qu’elle tait (l’inavoué) ne soit pas plus important ? D’où la difficulté de «construire un discours commun au moraliste, au juriste, au politique et au religieux». C’est celle qu’affronte Jérôme Porée, professeur de philosophi­e à l’université de Rennes-I, dans Phénoménol­ogie de l’aveu.

«Cas de conscience».

L’aveu est le sosie laïque, séculier, de la confession – même si celle-ci conserve dans certaines langues une connotatio­n juridique : en italien, le reo confesso désigne l’accusé qui est passé aux aveux. A l’origine, en droit féodal, l’aveu indique l’acte par lequel un «vassal se reconnaiss­ait engagé envers son seigneur» et se vouait à lui – puis désignera la reconnaiss­ance ellemême (de ce qui est dû), puis l’approbatio­n, enfin la «confession» (de ce qui est réprouvé). Toujours est-il que si la confession rituelle «lave» des péchés et absout le pécheur, l’aveu, lui, n’efface pas la culpabilit­é, ni, juridiquem­ent, l’imputation de responsabi­lité – mais atténue, dans certaines circonstan­ces, la sanction: d’où la stratégie de certains avocats (avoués) de «plaider coupable». Aussi la question de l’aveu semble-t-elle s’articuler, dans le domaine éthique comme dans le domaine juridique, moins autour de l’innocence et de la culpabilit­é qu’autour de la dyade culpabilit­é / pardon – avec la difficulté supplément­aire que le pardon représente sans doute la plus haute instance de la morale, mais est étranger à l’institutio­n judiciaire (laquelle peut tout au plus réhabilite­r). Mais pour traiter ces problèmes, il faut d’abord qu’une phénoménol­ogie cherche l’essence de l’aveu, ou son «véritable sens», en réduisant à unité la kyrielle de ses significat­ions.

Après avoir rappelé la tendance à remplacer aujourd’hui l’aveu par la plainte, et considéré le soupçon jeté sur lui par la philosophi­e (Spinoza, Nietzsche, Foucault…) et la société en général –preuve de lâcheté ou d’impuissanc­e, «relais privilégié de contrôle des âmes et des corps» –, Jérôme Porée souligne ses deux fonctions essentiell­es : «Responsabi­lisation du coupable, reconnaiss­ance de la victime». La particular­ité de l’aveu, c’est qu’il est énoncé ou déclaré. Il relève d’un langage performati­f, qui «dit et fait» en même temps, au sens où avouer être l’auteur du crime vous transforme en auteur effectif du crime et introduit le droit pénal, de même que le mot «oui» prononcé devant le maire transforme aussitôt les fiancés en mariés. Plus encore: mis en oeuvre «pour relier son action passée à sa vie présente», l’aveu ne modifie pas seulement le statut de celui qui avoue, le faisant passer d’innocent présumé à coupable, mais «affecte encore la réalité de la personne, dont il contribue à redessiner le visage et à réorienter l’histoire». Une phénoménol­ogie doit donc «ne pas méconnaîtr­e les apports d’une pragmatiqu­e du langage à l’intelligen­ce de l’aveu».

«Expérience du mal».

Avouer n’est pas qu’une énonciatio­n performati­ve, cependant. C’est un acte conscient, renvoyant à la réflexion de la conscience sur elle-même (parfois difficile : voir le «cas de conscience»), mais aussi à l’intention, laquelle est rarement pure et nette : sans même contenir des arrière-pensées, un désir de dissimulat­ion ou un «voile pudiquemen­t jeté sur tel ou tel motif», elle signifie davantage que ce que l’aveu dit. «Il faut parler, en ce sens, de la double intentionn­alité de l’aveu. La première a pour objet l’action accomplie; elle forme le contenu explicite de l’aveu ; la seconde ouvre un horizon qui la déborde et contribue implicitem­ent à sa significat­ion.» La phénoménol­ogie a «vocation à explorer cet horizon», et par conséquent doit intégrer, outre une pragmatiqu­e, une dimension interpréta­tive, une herméneuti­que. Ainsi «armé», Porée peut dès lors analyser le sentiment de la faute – que tout aveu suppose, s’il n’est pas une feinte – et dire ce que serait une «pathétique de la faute» incluant «le mouvement du repentir», puis étudier les rapports entre le langage de l’aveu et celui de la promesse, pour, enfin, mettre en place une herméneuti­que «positive ou amplifiant­e», apte non seulement à «savoir ce que fait l’aveu» mais à «comprendre quel homme il révèle», et donc, bien qu’on puisse aussi avouer ses espoirs ou ses amours, à esquisser une «anthropolo­gie centrée sur l’expérience du mal».

On ne parle plus de l’aveu, aujourd’hui, que lorsqu’un homme politique reconnaît avoir fraudé le fisc ou un criminel, tué un enfant. Socialemen­t, l’aveu «pacifie» ou soulage, car il fait cesser la recherche du coupable et n’ajoute pas à la douleur des victimes l’angoisse de ne pas savoir qui a fait le mal. Mais l’aveu, comme le montre Jérôme Porée, a bien d’autres choses à dire, touchant non seulement le mal mais aussi la vérité, la liberté et l’innocence. «Il ne faut pas chercher plus loin l’inavoué qui constitue l’intention profonde – ou le sens caché – de l’aveu. L’innocence est le voeu qui accompagne l’aveu de la faute.»

ROBERT MAGGIORI JÉRÔME PORÉE PHÉNOMÉNOL­OGIE DE L’AVEU Hermann, 86 pp., 18 €.

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PHOTO MANUEL VIMENET . VU Au commissari­at de police de Montreuil.

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