Dans un ouvrage passionnant, Vincent Agrech montre comment l’orchestre d’Etat vénézuélien, qui forme depuis 1975 les jeunes défavorisés à la musique, est devenu un modèle suivi par divers pays.
Le Sistema, utopie musicale en quête d’harmonie sociale
Il est l’un des «fleurons» de l’Etat vénézuélien, statut à double tranchant puisqu’il justifie que le Sistema, orchestre créé en 1975 pour initier à la musique les jeunes des classes populaires, ait joué en l’honneur d’Hugo Chavez avant et après sa mort. Vincent Agrech, journaliste et critique musical, a enquêté sur cette réussite qu’est le Sistema. Il concerne au seul Venezuela 400 000 enfants, et l’initiative connaît une expansion internationale. Le livre est remarquablement vivant, nourri d’entretiens que l’auteur a menés au Venezuela, bien sûr, mais ailleurs aussi en Amérique latine, en Europe et au Japon. Agrech entame son périple en 2013 et l’achève en 2017. Un orchestre pour sauver le monde nous évoque un autre recueil d’entretiens entre un journaliste et un chef d’orchestre : Dîner avec Lenny (Christian Bourgois, 2014), fruit génial de douze heures de conversations entre Jonathan Cott et Leonard Bernstein. Gustavo Dudamel, le chef du Sistema, âgé de 37 ans, est d’ailleurs parfois comparé à Bernstein, mais il récuse ce rapprochement, immérité selon lui.
Les premières pages racontent le trajet de Vincent Agrech, sous haute surveillance, entre l’aéroport et le centre de Caracas en 2014. Le chaos et la pauvreté étaient déjà exceptionnels et pourtant moindres qu’aujourd’hui. Le Sistema a vu le jour dans le Venezuela démocratique et secoué par la guérilla des années 70. Les traditions musicales populaires existent au Venezuela, même si elles sont plus fortes encore à Buenos Aires ou à Rio. Mais c’est dans les salons bourgeois de Caracas que Reynaldo Hahn a commencé à jouer. L’expérience du Sistema a immédiatement fonctionné et des répliques sont nées en Colombie, au Brésil, au Mexique. Le Sistema met tout de suite l’enfant au contact d’un instrument, contrairement aux conservatoires français qui enseignent le solfège avant tout et découragent ainsi quelques élèves.
Un orchestre pour sauver le monde est un livre passionnant, très documenté mais presque trop riche. Il rappelle l’histoire du Venezuela, ce pays du «boom pétrolier insolent». Vincent Agrech, passionné par son sujet, rend compte des critiques adressées au Sistema : corruption, réception de financements colossaux, mensonge sur l’origine sociale des enfants qui seraient issus bien davantage des classes moyennes, voire aisées, que des classes les plus pauvres. Mais un orchestre financé par l’Etat peut-il rester indépendant de celui-ci ? Vincent Agrech pose une autre question à laquelle son enquête ne répond pas : comment Gustavo Dudamel parvient-il à travailler, aujourd’hui qu’il est «persona non grata» pour le gouvernement ? Le chef d’orchestre a demandé à l’auteur de ne pas trop relayer ses prises de position : « Tu supplies tes collègues, tes mentors, de ne pas jeter de l’huile sur le feu en se donnant bonne conscience dans les médias de leurs pays libres.» Le texte se termine sur une recension des orchestres nés dans d’autres pays, sur le modèle du Sistema. Il cite The West-Eastern Divan de Daniel Barenboim et Edward Saïd, créé en 1999 par ces deux amis, l’un juif, l’autre arabe. La musique n’est pas toute-puissante.
VIRGINIE BLOCH-LAINÉ VINCENT AGRECH UN ORCHESTRE POUR SAUVER LE MONDE
Stock, 318 pp., 20 €.