Etriller les déchets
Jean-Pierre Simon L’agriculteur haut-marnais est une des têtes de pont de la résistance contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure.
Bienvenue à «Burellywood». Le panneau trône à l’entrée de l’exploitation agricole de Jean-Pierre Simon. Depuis quelques semaines, son hangar de Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne) s’est transformé en plateau de tournage. La cinquantaine finissante, il «fait l’acteur» aux côtés d’un collectif bigarré qui imagine un monde post-catastrophe nucléaire. De l’autre côté de la butte justement, voici le laboratoire de recherche sur le stockage des déchets nucléaires de Bure dont le halo lumineux gâte la noirceur de la nuit. Cette gêne n’est qu’un premier signal. Selon toute vraisemblance, il y aura bientôt là un centre d’enfouissement (Cigéo) pour accueillir à 500 mètres sous terre des colis de déchets qui resteront radioactifs pendant des centaines de milliers d’années.
Ce samedi 16 juin, Jean-Pierre Simon contestera une nouvelle fois la «poubelle nucléaire» lors d’une manifestation à Bar-leDuc avec son tracteur et sa bétaillère, «en tête de cortège» . La précision n’a rien d’anodin sachant qu’il a été condamné à deux mois de prison avec sursis en octobre pour avoir prêté ce matériel à des opposants. A l’époque, Simon rejoignait les troupes dans un bois après sa journée de travail, à la lueur d’une lampe torche, et tout ce petit monde passait «des soirées en forêt, à réfléchir», se souvient son ami de la Confédération paysanne, Romain Balandier. Après des années de lutte contre l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), Simon espère encore voir grandir la mobilisation citoyenne. Lui qui a co-organisé le premier festival anti-«déch’nuc» en 1995 explique qu’il «n’aime pas agiter l’épouvantail et ressortir Tchernobyl et Fukushima… Mais c’est quand même ça : cela coûte très cher et, en plus, ça va nous péter à la gueule». Syndiqué, proche des associations mais «électron libre», il connaît bien les anciens militants comme les jeunes arrivés au cours de la dernière décennie. S’il pouvait choisir, l’accent serait mis sur les alternatives et il n’y aurait pas de violence dans les actions car «cela fait du mal à la lutte».
«Loyal, persévérant, respectueux de la hiérarchie, mais résistant quand il sent que les dés sont pipés.» Ainsi le dépeint JeanMichel, son ami depuis le collège qui assure qu’on peut croiser son pote en short jusqu’au mois de novembre. Ensemble, ils ont multiplié les marathons et les concours d’orthographe. D’ailleurs, Jean-Michel n’est «pas sûr que Jean-Pierre connaisse ses propres limites physiques et mentales». Il y a en effet une détermination sans faille chez ce sportif : «J’ai un bon
coeur et de petites pattes, je suis un fondeur.» Et il a des convictions ancrées de longue date : «J’ai été “dépassionné” du foot avec l’industrialisation du monde du ballon et sa financiarisation à outrance dans les années 90. Parce que quand tout d’un coup on met des millions pour acheter un gars qui va tout bouleverser, on n’est plus dans le collectif.»
Alors, en dépit des tiraillements, des embrouilles judiciaires, de la surveillance des gendarmes, des complications familiales, des ennuis de santé, il continue de prêcher : «Depuis mon désert, je renvoie la balle à toutes les régions de France.» En pratiquant occasionnel, il conserve de son éducation religieuse une liste de valeurs: «Vérité, sincérité, souci du partage, solidarité.» Assis dans l’herbe entre une prairie et un champ de colza, Simon se révèle volubile quand il évoque son parcours. «Gosse de vieux», il enchaîne en bon élève la classe unique à l’école communale, l’internat dans un collège «du privé autoritaire», le lycée agricole, un BTS à Clermont-Ferrand («la fête, les concerts les balades… enfin, tout ce qu’on veut !»), puis son service militaire.
Un parcours qui lui forge une
«discipline intérieure» avec
«obligation de résultats».
Après, «c’est le collier», rit-il les deux mains autour du cou. Adieu tour du monde et sac à dos, il reprend la ferme
familiale. «Je mesurais la contrainte de traire deux fois par jour, 365 jours dans l’année. C’est comme une vocation. Mais il ne fallait pas que l’exploitation régresse au niveau technique», justifie-t-il aujourd’hui pour expliquer qu’il n’a pas pris le temps d’être globe-trotter.
Passent alors presque trente ans, «le nez dans le guidon». L’agriculteur s’intéresse à la sélection des vaches laitières, participe à des concours d’élevage tout en se gardant de construire une «usine à vaches». Vient le temps des premières manifs en tant que syndicaliste où il va déverser des camions de lait et bloquer des usines. «Chimie, lobbys, crise de la vache folle… Cela fait vingt ans qu’on colle tout sur le dos des paysans qui sont des fusibles», déplore-t-il.
Lui-même toujours dans un système conventionnel en polyculture, il estime que les paysans ont une part de responsabilité et annonce fièrement pouvoir se passer du «glypho» demain si nécessaire. Au début des années 2000, il embauche une salariée, mère de trois bambins, avec laquelle il en aura trois autres. La gestion est au cordeau : «140 hectares, 350 000 litres de lait, cela reste peu pour faire vivre tant de monde.» Le lait se fait moins rémunérateur, la pression monte, les «imbroglios familiaux» se multiplient. Jean-Pierre Simon vend ses vaches et hésite à liquider pour s’installer ailleurs. D’autant que l’Andra fait des ponts d’or à tous les propriétaires de la région pour acquérir du terrain. Mais s’attacher à l’agence, c’est se bâillonner. En 2014, il décide finalement de rester. Seul. L’agriculteur a acheté tout le foncier sur lequel il travaille, et a conservé sa liberté de parole. On le voit même, parfois, sur les plateaux télévisés. «L’attitude de Jean-Pierre dénote, salue Romain Balandier. C’est très courageux dans un contexte où les agriculteurs sont des taiseux.» D’autant que sa condamnation a sonné comme une mise en garde pour les autres paysans. Pudiquement, Jean-Pierre Simon dit qu’avec tout ça, il a traversé son «14-18», mais que les choses vont «plutôt mieux».
Maintenant, son objectif est de laisser sa ferme (il dit «mon outil») dans de bonnes mains d’ici cinq ans. Peut-être que son fils de 16 ans, qui s’oriente vers le métier, sera intéressé. Sinon, il hébergera d’autres projets : une association de chercheurs sur le modèle de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) afin d’observer les conséquences de Cigéo sur les terres. Ou une structure d’accueil des migrants. L’an dernier, il a déjà prêté un terrain à «Pivoine», un militant qui a acheté un terrain dans le village. On y passe. Les tomates poussent dans la chaleur étouffante de la serre, des jeunes binent le potager pour le libérer du liseron pendant qu’un homme à casquette orange leur fait la lecture. •