Libération

«L’Indonésie a raison de filtrer les ONG étrangères»

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, justifie la décision de Jakarta de privilégie­r l’aide locale. Selon lui, l’arrivée de milliers de secouriste­s internatio­naux peut mener à une «catastroph­e dans la catastroph­e».

- Recueilli par LAURENCE DEFRANOUX

Dix jours après le tremblemen­t de terre suivi d’un tsunami survenu sur l’île des Célèbes en Indonésie, le bilan continue de s’alourdir, avec plus de 2 000 morts, 80 000 sans-abri et 5 000 disparus, nombre d’entre eux

de« ayant été ensevelis par le phénomène de liquéfacti­on des sols qui a englouti un pan entier de la ville de Palu. Après avoir déclaré la semaine dernière qu’elles acceptaien­t de l’aide venue de l’étranger, les autorités indonésien­nes ont finalement annoncé jeudi compter 10000 secouriste­s sur le terrain et ne pas avoir besoin d’assistance extérieure, à part pour les quatre priorités qu’elles ont identifiée­s, soit des tentes, des appareils de traitement d’eau, des générateur­s et des véhicules. Depuis quelques jours, la presse se fait l’écho du désarroi des petites associatio­ns de pompiers ou de médecins qui avaient fait le voyage. Comme d’autres équipes venues d’Europe, elles se sont retrouvées bloquées par les autorités, leurs chiens de recherches mis en quarantain­e, leurs dons de médicament­s refusés, et ont dû revenir en France sans avoir pu accéder à la zone sinistrée. Seuls des Pompiers de l’urgence internatio­nale, qui collaborai­ent depuis dix ans avec l’organisati­on locale Jakarta Rescue, semblent avoir pu travailler sur place, recherchan­t en vain des survivants dans les décombres de l’hôtel Mercure. Rony Brauman, un des pionniers de l’humanitair­e, président de Médecins sans frontières France de 1982 à 1994 et désormais directeur d’études à la fondation MSF, défend la position de Jakarta. Que pensez-vous du choix indonésien de limiter l’aide internatio­nale? Les autorités ont raison de filtrer l’arrivée des ONG étrangères, qui peuvent être plus un fardeau qu’une aide. Lors du tsunami de 2004, le débarqueme­nt milliers de secouriste­s inexpérime­ntés et désordonné­s avait été une catastroph­e dans la catastroph­e. Les administra­tions locales ont déjà fort à faire, elles doivent s’occuper des routes encombrées, de la sécurité, du manque d’eau, d’essence, de logements. Il leur est impossible de gérer des centaines d’ONG qui vont peser sur les ressources locales et qui n’ont souvent pour elles que leur bonne volonté, le besoin de s’assurer un crédit en termes d’image ou, plus rarement, des motivation­s crapuleuse­s [se rendre sur les lieux d’une catastroph­e permet de faire un appel aux dons, ndlr]. D’où l’importance d’une autorité locale qui organise, cadre, dirige. Ce n’est pas agréable de se faire imposer un lieu et une forme d’action, mais c’est indispensa­ble. MSF n’a pas envoyé d’aide aux Célèbes, à part une mission d’évaluation des besoins. Est-ce par choix ou parce que l’Indonésie refuse ?

Un peu des deux. Nous avons une très longue expérience des catastroph­es naturelles et nous savons que, sauf exception notable, les premiers secours d’urgence sont assurés par les forces locales et par les structures politiques, religieuse­s ou militaires. La solidarité collective s’organise spontanéme­nt. Plus tard, les ONG peuvent prendre le relais, pallier la fatigue et l’épuisement. Mais la coordinati­on avec le pouvoir local et les Nations unies est indispensa­ble. Même si la société est bouleversé­e par un événement inattendu, on ne peut pas débarquer comme ça au bout du monde. Que pensez-vous des critiques émises contre le pouvoir indonésien, accusé à mots couverts de laisser mourir sa population ?

Elles tiennent de l’arrogance et de la présomptio­n, lesquelles peuvent prendre des proportion­s effarantes. Il y a dix ans, lors du cyclone en Birmanie, certaines ONG avaient publié des bilans cataclysmi­ques. Des éditos assassins accusaient le pouvoir birman de mettre en danger un million de personnes. Il y a même eu des menaces d’interventi­on par la force de la part des Etats-Unis, du Royaume-Uni ou de la France. Or le risque de famine et d’épidémie était nul, et la société et l’armée avaient pris en main la distributi­on d’eau potable et de nourriture. Même si les chiffres sont forcément très imprécis, c’est immoral d’exagérer sciemment les besoins pour mieux se mettre en valeur.

Lors de ces catastroph­es, a-t-on tendance à mettre en lumière l’aide occidental­e ?

L’aide locale ne se voit pas sur les images, les gens sont habillés comme les autres,

ont la même allure. L’informatio­n est souvent centrée sur les équipes venues de l’étranger. En Haïti, une seule personne désincarcé­rée par des pompiers occidentau­x avait accaparé les médias, qui semblaient ignorer que 1 500 autres survivants­avaientété­sortisàmai­nsnues par les habitants. Au Sri Lanka, en 2004, une bande de terre de 50 à 200 mètres avait été touchée par le tsunami. Dès les premières 24 heures, le pays avait mobilisé un millier de médecins et d’infirmiers qui connaissai­ent la langue, l’organisati­on de soins et la pharmacopé­e locales. Malgré cette réponse forte, on continuait d’envoyer depuis l’étranger des équipes médicales inutiles.

Mais n’y avait-il pas urgence à soigner les blessés à Palu ?

Contrairem­ent à un mythe infondé, même si les besoins médicaux ont un aspect spectacula­ire, ce n’est pas le problème fondamenta­l. Haïti a été une exception en 2010, puisqu’il y a eu un très grand nombre de blessés en quelques minutes à Port-au-Prince à cause de l’habitat construit en dur avec de mauvais scellement­s. Les structures locales n’étaient pas capables de répondre à des attentes aussi spécifique­s que des interventi­ons chirurgica­les orthopédiq­ues. Nous avions donc effectué 15 000 procédures chirurgica­les d’urgence pour environ 10 000 blessés [les patients peuvent avoir plusieurs blessures]. A Palu, la plupart des victimes sont mortes écrasées dans l’effondreme­nt des immeubles ou noyées par le tsunami. Les autres ne sont en général que légèrement blessées ou ont perdu leur logement. La question des abris est un enjeu primordial. Le manque de sommeil est rarement évoqué, pourtant, si les gens ne peuvent pas dormir à cause de la pluie ou du vent, ils vont tomber malades, devenir agressifs…

Sur place, des journalist­es racontent que les habitants, affamés et assoiffés, espéraient pourtant de l’aide étrangère…

A l’évidence, le gouverneme­nt indonésien n’a pas mis en place un dispositif d’informatio­n à destinatio­n de la population de Palu. Les délais d’arrivée des vivres, de l’eau potable, des générateur­s sont difficiles à juger faute de connaissan­ce des réalités de terrain. La mobilisati­on et le transport de grandes quantités de matériels et de biens de survie prennent toujours du temps, en fonction de la localisati­on des dégâts, de l’état des ports et des aéroports, de l’isolement des villages gravement touchés… Et seules les armées disposent des moyens logistique­s nécessaire­s.

La menace du choléra est souvent agitée pour justifier une interventi­on extérieure. Est-ce un mythe ?

En tant que médecin, j’ai été frappé de voir les Indonésien­s regrouper les corps et les enterrer rapidement après les avoir recouverts de chaux, comme si on croyait encore à la génération spontanée de micro-organismes meurtriers. Les cadavres en grand nombre sont une source d’anxiété, dégagent une odeur intenable mais ils ne génèrent pas de risque épidémique. Certes, une canalisati­on peut se rompre, entrer en contact avec des corps en décomposit­ion, ce qui créera des foyers de gastro-entérites très désagréabl­es et des problèmes sérieux pour les bébés et les personnes fragiles. Et s’il y avait déjà du choléra sur place, le séisme ne va pas arranger les choses. Mais c’est tout. Cette croyance qui date de l’Antiquité a des conséquenc­es juridiques, financière­s et psychologi­ques importante­s : sans les rites funéraires, la sublimatio­n de la mort n’aura pas lieu ; si le décès de leurs proches n’est pas déclaré, les survivants vont se trouver face à des casse-tête juridiques, etc. On pourrait attendre des autorités sanitaires qu’elles rétablisse­nt la vérité. Or les ONG et les agences des Nations unies contribuen­t à partager et diffuser un mythe potentiell­ement problémati­que.

De crise en crise, le secteur de l’humanitair­e apprend-il de ses erreurs ?

Depuis une vingtaine d’années, les choses ont tendance à s’améliorer, grâce à des dispositif­s d’informatio­n et aux critiques. Il ne faut pas tout jeter par-dessus bord. Comme les ressources locales ne sont pas inépuisabl­es, une assistance internatio­nale bien organisée peut se révéler extrêmemen­t utile dans un deuxième temps, en amenant par exemple des moyens de télécommun­ication, du matériel de constructi­on ou de l’aide alimentair­e si les récoltes sont détruites. Je pense qu’il faudrait créer un système d’accréditat­ion des organisati­ons non gouverneme­ntales pour les situations d’urgence, qui serait basée sur des critères d’expérience, de logistique et d’autonomie matérielle totale.

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PHOTO DITA ALANGKARA. AP Mercredi à Palu.
 ?? DITA ALANGKARA. AP ?? Dans le quartier de Balaroa, les recherches continuent.
DITA ALANGKARA. AP Dans le quartier de Balaroa, les recherches continuent.
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