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Mark Lilla, l’homme qui secoue la gauche américaine

L’historien américain s’attire les foudres des démocrates aux EtatsUnis en dénonçant l’«idéologie de la diversité». Portrait d’une figure transgress­ive de la vie intellectu­elle outre-Atlantique.

- Par SIMON BLIN

Bientôt deux ans après la défaite de Hillary Clinton face à Donald Trump, l’heure est au réglement de compte chez les démocrates américains, où le deuil de l’ère Obama semble encore lourd à porter. Une phase de reconstruc­tion intellectu­elle et politique dans laquelle Mark Lilla, historien des idées et professeur à Columbia University, dénote par l’âpreté de son propos, nettement plus conservate­ur que celui de ses congénères opposants à Trump classés à gauche –citons, entre autres, l’historien Timothy Snyder, le journalist­e Ta-Nehisi Coates ou le politologu­e Yascha Mounk.

Dix jours à peine après l’élection de Trump, Lilla publie une tribune dans le New York Times, où il étrille la célébratio­n univoque de la diversité par l’élite intellectu­elle progressis­te comme principale cause de sa défaite face à Trump. «Ces dernières années, la gauche américaine a cédé, à propos des identités ethniques, de genre et de sexualité, à une sorte d’hystérie collective qui a faussé son message au point de l’empêcher de devenir une force fédératric­e capable de gouverner […], estime-t-il. Une des nombreuses leçons à tirer de la présidenti­elle américaine et de son résultat détestable, c’est qu’il faut clore l’ère de la gauche diversitai­re.»

«Dérive».

De cette diatribe à succès, l’universita­ire a fait un livre tout aussi polémique, The Once and Future Liberal. After Identity Politics, dont la traduction française vient d’être publiée sous le titre la Gauche identitair­e. L’Amérique en miettes (Stock). Un ouvrage provocateu­r destiné à sonner l’alerte contre le «tournant identitair­e» pris par le Parti démocrate sous l’influence des «idéologues de campus», «ces militants qui ne savent plus parler que de leur différence.» «Une vision politique large a été remplacée par une pseudo-politique et une rhétorique typiquemen­t américaine du moi sensible qui lutte pour être reconnu», développe Lilla. Dans son viseur: les mouvements féministes, gays, indigènes ou afro comme Black Lives Matter («le meilleur moyen de ne pas construire de solidarité»). Bref, tout ce qui est minoritair­e et qui s’exprime à coups d’occupation de places publiques, de pétitions et de tribunes dans les journaux est fautif à ses yeux d’avoir fragmenté la gauche américaine. L’essayiste situe l’origine de cette «dérive» idéologiqu­e au début des années 70, lorsque la Nouvelle Gauche interprète «à l’envers» la formule «le privé est politique», considéran­t que tout acte politique n’est rien d’autre qu’une activité personnell­e. Ce «culte de l’identité» et des «particular­ismes» issus de la révolution culturelle et morale des Sixties a convergé avec les révolution­s économique­s sous l’ère Reagan pour devenir «l’idéologie dominante.» «La politique identitair­e, c’est du reaganisme pour gauchiste», résume cet adepte de la «punchline» idéologico-politique. Intellectu­el au profil hybride, combattant à la fois la pensée conserva- trice et la pensée progressis­te, Lilla agace plus à gauche qu’à droite où sa dénonciati­on de «l’idéologie de la diversité», de «ses limites» et «ses dangers» est perçue comme l’expression ultime d’un identitari­sme masculin blanc. Positionne­ment transgress­if qu’on ferait volontiers graviter du côté de la «nouvelle réaction», ce qu’il réfute.

A Paris, loin de la tempête médiatique new-yorkaise, chez son éditeur au coeur du Quartier latin, costume bleu marine d’intello-worldwide en promo et lunettes noires cerclées posées sur un visage imberbe, il se définit comme «liberal, centrist» (un «modéré de gauche», dirait-on en France). On lit aussi dans le New Yorker «démocrate à col bleu», ces «travailleu­rs» d’ateliers, usiniers et ouvriers du Midwest, frappés de plein fouet par la crise économique et oubliés par le Parti démocrate durant la présidenti­elle de 2016. Refusant toute éti-

lll quette, il revendique une «posture républicai­ne» et «universali­ste», rêvant pour son pays d’un républican­isme à la française, intransige­ant et faroucheme­nt laïque. De ce point de vue là, Mark Lilla est l’anti-Joan Scott, son homologue américaine, elle aussi francophil­e, dont le dernier livre la Religion de la laïcité (Flammarion) épingle a contrario l’utilisatio­n «évolutive, opportunis­te et de circonstan­ce» de ce concept en France au nom de l’égalité entre les sexes.

Champ.

L’essai de Lilla peut se lire comme un avertissem­ent lancé à la gauche intellectu­elle française, aujourd’hui divisée entre «républican­istes» et «décoloniau­x». Un signal à prendre au sérieux de la part d’une sommité académique qui connaît bien la France. Entre 1988 et 1990, le chercheur pose ses valises à Paris, où il fait la rencontre du cercle universita­ire entourant François Furet, alors directeur du Centre d’études sociologiq­ues et politiques Raymond-Aron. Décidément bien inspiré par la critique de la modernité, il publie en 1994 New French Thought. Political Philosophy, un recueil de textes consacré à la nouvelle pensée française façonnée par Marcel Gauchet, Luc Ferry ou Alain Renaut.

Plus globalemen­t, Lilla est connu dans le champ intellectu­el pour le regard neuf qu’il porte sur la pensée européenne. En 1993, son essai sur Giambattis­ta Vico, G.B. Vico. The Making of an Antimodern, lui offre ses premières bribes de notoriété. «Lilla a pris le contre-pied des travaux de l’époque sur Vico, se souvient Alain Pons, spécialist­e du philosophe italien, rencontré à Paris au début des années 90. Contrairem­ent à la conception dominante qui place Vico dans la lignée d’un idéalisme hégélien, il a su déceler chez lui un fond à contre-courant des Lumières. Lecture inédite.» Celui qui contribue à faire connaître Michel Houellebec­q outre-Atlantique, «un écrivain qui dit la vérité sur la réalité», tient ce rôle d’entremette­ur entre les deux continents. «C’est sa grande force, pointe le politologu­e et ex-compagnon de route parisien Philippe Raynaud. Contrairem­ent à ses compatriot­es, il ne s’intéresse pas exclusivem­ent à ce qui est anglo-saxon. Il a sur la France un regard compréhens­if.» Seule ombre au tableau de ses amitiés franco-américaine­s, un lien contrarié avec le philosophe Pierre Manent, qui a refusé poliment de répondre à nos questions. Leur lien se serait distendu après que Lilla a critiqué ses positions catholique­s conservatr­ices dans la New York Review of Books. Quand ce n’est pas à son goût, ami ou pas, Lilla allume. «C’est un esprit indépendan­t, témoigne l’historien Marcel Gauchet, autre membre du centre Aron. Ce qui n’est pas forcément bien vu dans les milieux universita­ires.» Si son livre a reçu un accueil chaleureux dans la presse française, l’américanis­te Denis Lacorne craint qu’il ne soit «mal lu, donc mal compris», même s’il reconnaît à Lilla quelques

«prises de positions musclées». Quitte à frôler l’injure à son propre public. Comme lorsqu’il dit que les étudiants de gauche s’intéressen­t plus à leur nombril qu’au reste du monde. «Une insulte à ses étudiants ? Je ne pense pas, réagit Lacorne. Lilla fait état d’une certaine difficulté de l’enseigneme­nt aux Etats-Unis. En retour, c’est lui qu’on traite de supremacis­te blanc !» Mark Lilla est blanc, il a 62 ans. Né à Detroit, père ouvrier chez Chevrolet et mère infirmière. Installée près de la frontière avec le Canada, sa famille est à l’entendre «un îlot progressis­te» au milieu d’«un océan

d’ouvriers blancs racistes.» Voir la classe ouvrière des années 60 sombrer dans sa version white trash préTrump lui fait dire : «Le racisme, je le connais mieux que mes étudiants noirs et pour la plupart tous bourgeois.» Pour payer ses études, Lilla fait éboueur «à l’arrière du camionpoub­elle». Il obtient une bourse de l’université du Michigan et s’envole pour Harvard. Son entrée dans l’élite universita­ire coïncide avec la fin de son époque «Jesus Freak», «ces hippies qui lisaient la Bible au lieu de fumer des joints». Sa rencontre avec le sociologue Daniel Bell, en 1979, le délivre pour de bon de l’emprise de la religion. «J’émergeais tout juste des brumes du fanatisme pentecôtis­te, qui avait assombri mon adolescenc­e, écrit-il en 2011 dans le trimestrie­l conservate­ur Commentair­e […]. J’ai appris que ce que les convertis cherchent dans la foi est la chaleur.»

Autorité.

A la longue, Lilla montre des occurrence­s biograhiqu­es le baladant plus du côté des conservate­urs que des réseaux intellectu­els progressis­tes. C’est bien de cette facette et de son nouvel habit de pamphlétai­re dont il est question depuis la parution de son essai. Le polémiste se serait-il substitué au chercheur à l’autorité planétaire ? «Il est ni plus ni moins polémique qu’avant,

corrige Raynaud. Ce n’est pas un livre polémique mais un livre sur lequel on polémique. Mark Lilla se situe entièremen­t à l’intérieur de la gauche. Il veut son retour aux affaires en 2020.» L’intéressé assure que son essai est un «rappel à l’ordre» pour «renouer avec l’ambition d’un

avenir commun.» On voudrait déclarer la guerre des gauches, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

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