L’amiante, une bombe à retardement
Interdit en France en 1997 seulement, ce matériau devrait causer encore des dizaines de milliers de morts. Et les victimes ont peu de chances d’obtenir justice.
Oublié, peu médiatisé, le scandale de l’amiante semble appartenir au passé. Rien de plus faux. La fibre tueuse reste présente dans moult bâtiments. Le nombre de cancers induits augmente. En France, les victimes n’ont pas obtenu que les responsables soient jugés. Et ce ne sera probablement jamais le cas. Ce qui fait dire à l’un de leurs avocats, Michel Ledoux, que l’amiante est «une catastrophe sanitaire et un désastre judiciaire».
Qu’est-ce que l’amiante ?
C’est une famille de fibres minérales présentes dans les roches. Elle a été très utilisée pendant plus de 130 ans (isolation thermique, canalisations, garnitures de freins, incorporation dans les peintures, joints, bitume…), car considérée comme un matériau miracle et peu cher (résistance à la chaleur, au feu, pouvoir absorbant…). La France en consommait jusqu’à 150 000 tonnes par an entre 1973 et 1975, selon l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS). Alors que son caractère cancérogène a été établi dès les années 50, l’amiante n’a été interdite en France qu’en 1997. Elle reste présente dans de nombreux bâtiments et équipements, tels des revêtements routiers.
Quelles maladies provoque-t-elle?
«De 400 à 500 fois moins épaisses qu’un cheveu, les fibres d’amiante sont invisibles dans les poussières de l’atmosphère», rappelle l’INRS. Inhalées, elles peuvent provoquer des maladies du système respiratoire, certaines assez bénignes (plaques pleurales…), d’autres graves : cancer du poumon, de la plèvre (mésothéliome), fibroses… «Le Centre international de recherche sur le cancer [Circ, dépendant de l’OMS] s’est aperçu que l’amiante peut provoquer d’autres cancers, comme ceux de la sphère ORL (larynx, pharynx), de l’oesophage, du côlon, du rectum ou des ovaires, constate l’avocate Marion Jorand. Nous cherchons à ce que ces derniers puissent être reconnus comme maladies professionnelles au même titre que les maladies pulmonaires, pour que les victimes puissent être indemnisées. Nous y arrivons parfois pour des cancers ORL, mais au cas par cas.» Deuxième cause de maladies professionnelles, l’amiante est responsable chaque année de 3 000 à 4 000 affections reconnues comme liées au travail. Toute victime peut obtenir une indemnisation auprès d’un fonds créé en 2002. L’Institut de veille sanitaire évalue à entre 61 000 et 118 000 le nombre de décès attribuables à l’amiante entre 1995 et 2009. Chaque jour, dix personnes meurent en France d’y avoir été exposées. L’amiante pourrait provoquer 100 000 décès d’ici à 2025 et tuera sans doute bien au-delà de cette date. Car certaines maladies peuvent survenir après de faibles expositions et les effets sur la santé surviennent dix à quarante ans après le début de l’exposition. «On en a pour des décennies, et le nouveau scandale de l’amiante sera celui de l’amiante en place, surtout dans les bâtiments», estime Me Marion Jorand. L’avocate constate que des patients de plus en plus jeunes, parfois âgés de 40 ans, développent des maladies liées à l’amiante. «Il peut s’agir de réparateurs automobiles, de professionnels du bâtiment qui ont fait de la démolition ou du désamiantage, voire de gens exposés à l’école ou dans des hôpitaux.»
Les responsables sont-ils condamnés ?
«Au titre du délit de mise en danger d’autrui, il est possible de poursuivre au pénal des personnes physiques ou morales qui n’auraient pas fait désamianter un bâtiment ou des professionnels qui l’auraient fait dans des conditions irrégulières, ce qui est le cas d’environ 70 % des opérations de désamiantage», explique Me Michel Ledoux. Un délit passible d’un an de prison et 15 000 euros d’amende. En revanche, vingt-deux ans après les premières plaintes pour «homicide involontaire et blessures involontaires» déposées en 1996 par d’anciens salariés d’Eternit (ex-filiale de Saint-Gobain) ou de l’usine de l’équipementier automobile Ferodo-Valeo de Condé-sur-Noireau (Calvados), aucun responsable industriel ou politique ni aucun haut fonctionnaire n’a comparu en justice. Et cela risque de ne jamais être le cas. En cause, une probable rafale de non-lieux. Fin septembre, le parquet de Paris a demandé un non-lieu général dans l’affaire de Condé-surNoireau. De même qu’il en avait requis pour les dirigeants d’Eternit en 2017. L’argument? Impossible de savoir avec précision le moment de l’exposition et de la contamination. Le parquet reconnaît une «impasse juridique».
Dans ces dossiers comme dans une quinzaine d’affaires similaires, «les juges devraient rendre des ordonnances de non-lieu dans les prochains mois et si c’est le cas, nous saisirons la chambre de l’instruction puis la Cour de cassation», prévient Me Ledoux. Il déplore que «le code pénal, qui date de Napoléon, n’est pas du tout adapté aux pollutions et drames sanitaires du XXIe siècle, où le lien de causalité avec la maladie peut être démontré de façon épidémiologique mais pas salarié par salarié». Pour lui, réformer ce code n’aurait «aucun effet sur l’amiante, car la loi pénale n’est pas rétroactive, mais pourrait en avoir pour d’autres drames à venir, comme celui lié aux pesticides». La Cour de cassation doit se prononcer prochainement sur le recours des parties civiles, qui contestent l’annulation des mises en examen de huit responsables nationaux impliqués dans le dossier des anciens chantiers navals de la Normed, à Dunkerque, et celui du campus de Jussieu, à Paris.