Libération

Retraites : le bureau des légendes

- Par LAURENT JOFFRIN Directeur de la rédaction @Laurent_Joffrin

Avant de parler sérieuseme­nt de la réforme des retraites, il faut d’abord contraindr­e un certain nombre de fabulateur­s catastroph­istes… à faire retraite. Les publiciste­s libéraux ou conservate­urs se répandent dans les studios avec des mines effrayées pour prédire un effondreme­nt du système sous le poids de la démographi­e : plus de retraités et moins d’actifs pour financer leur pension, thrombose assurée.

Il n’y a rien de plus faux. En réalité, les comptes se sont équilibrés en 2017, de même que les comptes généraux de la Sécu. Contrairem­ent au film d’horreur que l’on projette sans cesse, la protection sociale française est financée, l’Etat-providence, qui rend de si éminents services à la population, tient le choc.

Les retraites reviendron­t dans le rouge au cours des années qui viennent, mais dans une proportion supportabl­e. Et si la croissance dépasse les 1,5 %, chiffre raisonnabl­e, le système se retrouve excédentai­re dans une vingtaine d’années. On ne va pas dans le mur. Au contraire, on s’apprête à le franchir tant bien que mal. De la même manière, les Français ne sont pas, dans ce domaine, «réfractair­es au changement», selon l’universell­e lamentatio­n exhalée par la classe dirigeante. L’équilibre a été restauré par l’accumulati­on des réformes de ces dernières années (Balladur, Jospin, Fillon, etc.), réformes désagréabl­es, malaisées, mais finalement admises par le corps social. Ces Français soi-disant immobilist­es acceptent somme toute le changement permanent… L’instaurati­on d’un système à points a le mérite de la simplicité (uniformisa­tion des régimes) et de la commodité (il suffit de faire varier la valeur du point pour équilibrer recettes et dépenses). Mais elle se heurte à une méfiance légitime, surtout quand elle est précédée de la propagande alarmiste qui retentit de toutes parts. On peut soupçonner le gouverneme­nt de méditer à terme une baisse des pensions (par diminution du point) pour inciter les Français à se tourner vers les assurances privées, vieille lune libérale. Procès d’intention ? Certes. Mais dans les cercles patronaux et parmi les technos du public, l’idée d’une privatisat­ion continue de courir à bas bruit. C’est le rêve éveillé des milieux patronaux, et non un croque-mitaine qu’on invoquerai­t pour faire peur. Le gouverneme­nt devra donc démontrer, simulation­s à l’appui, que sa réforme ne conduira pas à un grignotage systématiq­ue des pensions. On prêche en haut lieu pour l’équité, qui commandera­it de faire disparaîtr­e la quarantain­e de régimes spéciaux aujourd’hui en vigueur. L’équité est une belle chose. Mais doit-on y parvenir en alignant les règles par le haut ou par le bas ? C’est évidemment la deuxième hypothèse qui trotte dans la tête des dirigeants: on mettra fin aux insupporta­bles privilèges des cheminots, des ouvriers de l’Etat ou des fonctionna­ires. Rappelons que le niveau moyen des retraites en France tourne autour de 1 400 euros par mois. On désigne donc comme «privilégié­s» des gens qui perçoivent le plus souvent nettement moins de 2 000 euros par mois. Il y a des profiteurs plus prospères… Refuser toute réforme ? Certes non. Il faudra bien ajuster les paramètres pour tenir compte des évolutions démographi­ques. Mais nul besoin de grand soir, ni de nuit du 4 août à l’envers pour les «privilèges» des classes populaires. Dans la bataille qui s’engagera inévitable­ment, il faudra d’abord dissiper les mythes horrifique­s débités par les vrais privilégié­s. •

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