Libération

Les méthodes de l’ex-patron des Stups éclabousse­nt la justice

L’enquête qui vise François Thierry prend une nouvelle ampleur avec les gardes à vue de deux magistrate­s soupçonnée­s d’être impliquées dans le système d’importatio­n massive de drogue mis en place par le policier.

- Par EMMANUEL FANSTEN

Le scandale des Stups n’en finit pas de se propager. Placé en garde à vue pendant trois jours à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), l’ancien patron de la lutte antidrogue, François Thierry, est désormais visé par trois enquêtes judiciaire­s distinctes. Celle qui vient de s’accélérer brutalemen­t, la procédure dite «Avoine», a été ouverte à Lyon pour «infraction à la législatio­n des stupéfiant­s», «faux et usage de faux en écriture publique» et «associatio­n de malfaiteur­s». Deux hautes magistrate­s du parquet de Paris ont également été entendues sous le régime de la garde à vue. Tous ont été libérés, mais ces gardes à vue, sans poursuites à ce stade, n’empêchent pas des mises en examen ultérieure­s. Les juges d’instructio­n cherchent désormais à faire toute la lumière sur les méthodes controvers­ées du policier et ses liens sulfureux avec certains informateu­rs. L’ex-patron des Stups est soupçonné d’avoir laissé passer pendant des années des quantités astronomiq­ues de drogue sans les saisir. Libération dévoile de nouveaux éléments sur ce scandale hors-norme.

OPÉRATIONS MYRMIDONS

Instruite au départ à Paris, l’enquête lyonnaise a été ouverte après la plainte d’un ancien informateu­r infiltré, Hubert Avoine, 56 ans, inscrit au Bureau central des sources depuis 2008. Après avoir infiltré les réseaux de blanchimen­t des cartels mexicains, l’homme a collaboré à plusieurs missions pour le compte de François Thierry, dont il était proche. Au printemps 2012, Avoine a été envoyé dans le sud de l’Espagne pour y garder une villa. «N’oublie pas les gants», insiste le patron des Stups par texto avant son arrivée. Au cours de ce séjour de trois semaines sur la Costa del Sol, Hubert Avoine assure avoir vu des policiers français charger et décharger de très grosses quantités de cannabis dans la villa, – 19 tonnes en tout – et qui ont ensuite irrigué le marché hexagonal. Seule une infime partie de cette drogue sera saisie. Un des policiers présents dans la villa, Laurent Ferrer, ancien officier de liaison à Malaga, a également été placé en garde à vue par l’IGPN.

A l’époque des faits, Hubert Avoine ignore que cette opération s’inscrit dans le cadre d’une stratégie ultraconfi­dentielle mise en place deux ans plus tôt avec l’aval de la plus haute hiérarchie policière. Baptisées «Myrmidons», ces opérations consistent à laisser passer de la drogue sans la saisir dans le cadre de «livraisons surveillée­s» afin d’identifier les réseaux de revente et d’ouvrir des enquêtes judiciaire­s sur les lieux de destinatio­n. Présenté comme révolution­naire, ce système s’appuie sur un autre informateu­r de l’Office des stups : Sophiane Hambli. Recruté fin 2009, ce dernier est considéré depuis longtemps comme le plus gros trafiquant de cannabis en Europe. En échange de sa contributi­on active, François Thierry lui a promis l’indulgence de la justice. En attendant, Hambli est incarcéré à la prison de Nancy, où il gère son trafic depuis sa cellule tout en rencardant les policiers.

Au printemps 2012, alors que Hubert Avoine est dépêché en Espagne pour garder la villa, Sophiane Hambli est extrait de sa cellule par les policiers pour être installé dans une chambre d’hôtel à Nanterre, juste en face du siège de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Au cours de cette fausse garde à vue, qui a valu aux deux magistrate­s parisienne­s d’être entendues, Hambli va négocier une grosse livraison de drogue depuis le Maroc. Récupérée par les policiers français en Espagne, cette dernière remontera ensuite à bord de puissants convois. Mais conforméme­nt à la logique «Myrmidons», seule une partie sera intercepté­e. Le reste sert à enrichir Hambli.

Pour cette mission, Hubert Avoine affirme avoir été payé 32 000 euros par François Thierry. Mais d’où venaient ces liasses de billets usagés ? Des caisses de la DCPJ, comme lui avait assuré son officier traitant ? Rien n’est moins sûr. «Je savais que certains informateu­rs pouvaient être payés comme moi directemen­t par des personnes, a expliqué Sophiane Hambli face aux juges. C’est ce qu’il s’est passé en 2012 lors de la fausse garde à vue. Je sais qu’Avoine a été rémunéré directemen­t par les propriétai­res de la marchandis­e.» Une version d’autant plus surprenant­e que les juges s’intéressen­t

aussi à d’étranges mouvements de fonds. Ils ont ainsi découvert que François Thierry avait effectué plusieurs versements en espèces sur ses comptes bancaires : plus de 34 000 euros en 2013 et près de 15 000 euros en 2012. «Il s’agit de remboursem­ents de frais que j’ai avancés lors de missions en France ou à l’étranger, s’est défendu le patron des Stups pendant une audition en février 2018. Quand les opérations Myrmidons ont démarré, on s’est rendu compte que le fonctionne­ment habituel des services de police ne permettait pas de monter ces opérations lors desquelles on pouvait être amené à utiliser des espèces. En 2010, il a été décidé de nous allouer une caisse d’environ 100000 euros par an pour l’Ocrtis [Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiant­s, ndlr] afin de pouvoir assurer ces dépenses. Lorsqu’on ne pouvait pas payer en espèces, il nous arrivait de régler nos dépenses par carte bancaire et nous nous remboursio­ns après grâce à cette caisse. […] La comptabili­té de ces dépenses était tenue dans un registre de comptes, qui à l’époque se trouvait à l’Office des stups. Depuis que ce système a pris fin en 2015, il doit rester une copie de ce cahier à l’Office des stups et à la Direction centrale de la police judiciaire.» Un cahier sur lequel les juges souhaitera­ient mettre la main.

L’OMBRE DU PARQUET

Jusqu’où les magistrats étaient-ils informés des opérations Myrmidons et du rôle exact de Sophiane Hambli? «Je ne connais pas d’autres informateu­rs qui aient été gérés aussi étroitemen­t par les services de police que lui avec les services judiciaire­s, a expliqué François Thierry. Ont été informés de son identité, et ce dès l’origine, le parquet de Paris et le parquet de Nancy.» Sur le blancseing présumé de l’autorité judiciaire, le commissair­e ajoute : «On s’est adressé à la Direction des affaires criminelle­s et des grâces [DACG] en nommant Sophiane Hambli et en précisant qu’on avait besoin de ce type d’informateu­rs. Puis la DACG nous a demandé de nous tourner vers le parquet de Paris. Ce parquet était l’unique référent des opérations Myrmidons jusqu’en 2013.» Après cette date, chaque «livraison surveillée» effectuée dans le cadre d’une opération Myrmidon n’aurait fait l’objet que d’un signalemen­t au parquet entrant. Sans la moindre enquête préliminai­re, donc. Mais le système bascule brusquemen­t le 17 octobre 2015, lorsque les douanes saisissent à Paris plus de 7 tonnes de cannabis appartenan­t à Sophiane Hambli. L’affaire révèle au grand jour la stratégie secrète des Stups et le rôle clé du trafiquant-indic. En découvrant son identité, le procureur de Paris, François Molins, entre dans une colère noire. Dans un courrier versé à la procédure judiciaire, il indique n’avoir été informé de l’existence de Sophiane Hambli qu’en mars 2015, «sans qu’aucune procédure le concernant ne soit transmise ultérieure­ment». Une version qui fait bondir l’ex-patron des Stups: «Présenter les choses comme c’est fait dans le courrier du procureur est fallacieux, je n’ai jamais caché le rôle de Hambli. Dans tout ce courrier, aucune ligne n’est juste. Je veux bien être confronté sur le sujet à M. Molins sans aucun problème.»

Autre magistrate directemen­t ciblée par François Thierry : Véronique Degermann, ancienneme­nt en charge des affaires de criminalit­é organisée et aujourd’hui procureure adjointe du parquet de Paris, choisie par le commissair­e pour être son interlocut­rice privilégié­e. «C’est Mme Degermann qui était le référent désigné et qui suivait tout cela de près», a-t-il insisté. La magistrate et le commissair­e ont été confrontés mardi dans les locaux de l’IGPN. Le procureur Molins a également été entendu comme témoin.

DISCORDE

François Thierry a-t-il été (aussi) victime d’une guerre des services? Depuis que le scandale a éclaté, l’ancien patron des Stups n’a eu de cesse d’accuser les douanes d’avoir ciblé Sophiane Hambli en toute connaissan­ce de cause. Interrogé sur cette cabale supposée, François Thierry a livré une hypothèse: «A cette époque, on a dû intervenir sur deux trois dossiers où des douaniers de l’aéroport de Roissy étaient mis en cause. Une petite partie des douaniers a eu une vraie rancoeur à notre égard et a pensé que les dossiers étaient ourdis par l’Ocrtis pour leur faire du mal et cela a abouti à une détériorat­ion des relations. Pour certains, l’état d’esprit était de se venger.»

La défense du commissair­e cherche désormais à faire annuler par tous les moyens l’enquête douanière, jugée illégale. Mais la saisie du boulevard Exelmans, à Paris au mois d’octobre 2015, risque de ne pas être le seul sujet de discorde avec les gabelous. Plusieurs douaniers se sont en effet étonnés de la présence régulière de François Thierry à Roissy, jusqu’à deux fois par semaine et en dehors de tout cadre judiciaire. Selon nos informatio­ns, les juges d’instructio­n lyonnais sont également saisis d’un mystérieux trafic de valises sur les tapis de l’aéroport. Comme l’avait révélé Libération, des agents de la Direction nationale de recherche et des enquêtes douanières (DNRED) ont témoigné avoir vu le commissair­e Thierry venir luimême chercher des valises de drogue sur les tapis. Entendu par la justice, un de ces agents s’est étonné que l’Office des stups n’ait jamais voulu acter ses déclaratio­ns en procédure. C’est désormais un autre point sur lequel l’ancien patron de l’Ocrtis devra s’expliquer. •

François Thierry a promis à Sophiane Hambli l’indulgence de la justice. En attendant, il est incarcéré à Nancy où il gère son trafic depuis sa cellule tout en rencardant les policiers.

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CAPTURE COMPLÉMENT D’ENQUÊTE ; PHOTOS KOVARIK. AFP. SICOT. TROUDE Sophiane Hambli, informateu­r de l’Office des stups et trafiquant. François Thierry, ex-patron de la lutte antidrogue. Véronique Degermann, vice-procureure de Paris. Hubert Avoine, exinformat­eur infiltré.
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