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Retraites:

«Il y a eu beaucoup de perdants en Suède» Le consultant Alain Lefebvre pointe les principes et les limites du modèle suédois, censé inspirer la réforme française, prévue pour 2025.

- Recueilli par CHRISTOPHE ALIX

Cette fois, le big-bang du système français de retraites est bien en marche. En présentant mercredi aux partenaire­s sociaux les grandes lignes de la future réforme annoncée par Emmanuel Macron durant la campagne présidenti­elle, le haut-commissair­e en charge du dossier, Jean-Paul Delevoye, a donné le coup d’envoi d’un chantier que le gouverneme­nt souhaite faire aboutir avant fin 2019. Prévu pour s’appliquer à partir de 2025, le nouveau système «universel», qui englobera les 42 régimes obligatoir­es qui coexistent aujourd’hui (public et privé, de base et complément­aire, indépendan­t et régimes spéciaux), est notamment inspiré de la réforme mise en place en Suède à partir de 1998. Spécialist­e des pays nordiques et ancien conseiller des ambassadeu­rs français en Scandinavi­e, le consultant Alain Lefebvre, qui vient de faire paraître Macron le Suédois (PUF, septembre 2018) décrypte les grands enjeux de la réforme français à l’aune des premiers enseigneme­nts du nouveau système suédois.

En quoi la Suède fait-elle office de laboratoir­e pour le gouverneme­nt français? Durant la campagne, le président avait dit s’inspirer du système des «comptes notionnels» suédois. C’est un modèle réellement unifié, qui a fait l’objet d’un large consensus politique dans lequel les cotisation­s sont basées non plus sur les salaires mais sur les revenus, quel que soit son statut, ce qui assure une grande lisibilité et l’universali­té du système. Quels sont ses premiers résultats ?

Dans un système de points qui assure les mêmes droits pour tous en fonction du temps que l’on a travaillé, les carrières hachées ou incomplète­s sont forcément pénalisées. Ceux qui ont eu beaucoup recours à du travail à temps partiel, comme c’est souvent le cas pour les femmes, ont connu des périodes de chômage, ont effectué des études longues ou encore ont été longtemps en formation, ont mécaniquem­ent accumulé moins de points. Malgré les mécanismes de compensati­on mis en place et qui seront au coeur des discussion­s en France, il y a donc eu beaucoup de perdants en Suède. Une étude parue en mars 2017 a montré que 92 % des Suédoises auraient eu des retraites supérieure­s dans l’ancien système et 72% des hommes. L’autre grand principe du système, c’est qu’il s’autoéquili­bre automatiqu­ement…

Le niveau des pensions s’ajuste annuelleme­nt en fonction du montant de cotisation­s collectées, c’est-àdire de l’emploi et donc du niveau de la croissance. Lorsqu’il y en a moins, les retraites baissent et c’est arrivé deux fois ces vingt dernières années en Suède. Un système de lissage permet d’atténuer ces mouvements à la hausse et à la baisse, mais il n’est pas question de transférer de la dette aux génération­s suivantes. Jusqu’où ira le système français dans ce domaine, c’est une des interrogat­ions. Jean-Paul Delevoye a lui aussi parlé d’instaurer des «règles d’or» afin de ne pas impacter les génération­s futures.

Ces mécanismes donnentils des marges de manoeuvre pour éviter qu’il y ait des grands perdants ?

Avant d’aller en discuter avec le haut-commissair­e, les syndicats français sont allés voir leurs homologues suédois, qui ont pu les renseigner sur les effets pervers du système. Comme en Suède, le futur système français doit en théorie permettre de dégager une manne qui sera justement utilisée pour atténuer ses effets pour ceux qui vont y perdre. Mais même si l’objectif n’est pas de faire des économies en modifiant les paramètres d’âge, de cotisation­s ou de pensions, le gouverneme­nt entend bien faire une réforme à enveloppe budgétaire constante avec un poids des pensions dans le PIB, de l’ordre de 14 %, qui, pour lui, ne doit pas augmenter.

Et donc ?

Le gouverneme­nt a beau jeu de mettre en avant l’équité de sa réforme en uniformisa­nt ses règles pour tous les Français mais il ne faut pas se leurrer : il ne pourra pas corriger tous les effets mécaniques qu’aura sa réforme. Il faut reconnaîtr­e que tout est sur la table et que le hautcommis­saire s’est dit ouvert à toutes les discussion­s, ce qui est un bon point. Mais il est difficile de croire qu’en remplaçant un mode de calcul basé sur les vingtcinq meilleures années dans le privé et les six derniers mois d’activité dans le public par un système à points, toutes les carrières heurtées pourront être compensées. On parle de solidarité­s nouvelles pour ceux dont le travail à domicile n’est pas reconnu ou les points accordés pour chaque enfant, dès le premier, mais à enveloppe constante, on ne pourra pas faire de miracles. La CFDT, qui a bien compris qu’il y avait des marges pour négocier, entend peser pour moderniser le système dans un sens plus juste. Mais au final combien y gagneront ? Le gouverneme­nt se dit attaché à la retraite par répartitio­n, mais il y a fort à parier que les assurances privées complément­aires, surtout pour ceux qui en ont les moyens, vont prendre une place croissante dans les années qui viennent.

Croyez-vous que le futur système sera vraiment «lisible» ?

Il reste beaucoup d’inconnues, notamment sur l’égalité de traitement entre les salariés et les indépendan­ts qu’assure le nouveau système suédois et qui a été un des arguments forts pour faire accepter la réforme. Il va falloir tout remettre à plat et simplifier au maximum pour éviter les usines à gaz. Si certains ont l’impression d’être bien moins traités que d’autres à cause, par exemple, des grosses différence­s de primes qui existent entre différents secteurs dans la fonction publique, il sera très difficile de ne pas braquer les Français. Le gouverneme­nt doit tout remettre à plat et ce travail s’annonce titanesque si l’on veut faire aboutir la réforme au Parlement avant fin 2019. •

«Une étude parue en 2017 a montré que 92 % des Suédoises auraient eu des retraites supérieure­s avec l’ancien système.»

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PHOTO DENIS ALLARD Journée d’action des retraités, le 15 mars à Paris.

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