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«Sexe, race et colonies» est bien un ouvrage d’histoire

Le livre qui entend démontrer comment la puissance coloniale s’est aussi exercée par la domination sexuelle suscite de vives réactions : en publiant de nombreuses images de femmes humiliées, il en réactivera­it la violence. L’anthropolo­gue Gilles Boëtsch,

- Réservatio­ns : www.semainedel­apopphilos­ophie.fr

En réponse à quelques détracteur­s de notre travail, comme Philippe Artières (Libération, le 1er octobre) ou Daniel Schneiderm­ann (Libération, le 8 octobre), «Sexe, race et colonies» (éd. la Découverte) est bien un ouvrage d’histoire et d’anthropolo­gie – un ouvrage de sciences humaines et sociales, dont le matériau d’étude est l’image – et non… un livre pornograph­ique. Ce livre est le fruit de la collaborat­ion de 97 chercheurs et spécialist­es reconnus pour leurs travaux sur l’histoire de l’esclavage, du colonialis­me, de la sexualité ou du corps. Des chercheurs travaillan­t dans plus de 30 université­s ou laboratoir­es dans le monde entier. Leurs contributi­ons respective­s, réparties en 20 articles et en plus de 120 notices, sont illustrées par des sources iconograph­iques diverses : gravures, peintures, illustrati­ons, affiches, cartes postales, photograph­ies de la culture matérielle, archives anthropolo­giques et ethnograph­iques provenant d’institutio­ns muséales européenne­s ou de collection­s privées. De tout cela, ces détracteur­s ne disent rien, puisqu’il faut de toute évidence brûler ce livre et non le lire.

Malgré leur charge émotionnel­le évidente, ces sources iconograph­iques ont été considérée­s comme des ressources d’informatio­ns. C’est le rôle du chercheur de prendre une distance avec l’objet d’étude. Elles ont permis d’une part, d’appréhende­r les spécificit­és des contextes historique­s, sociaux et culturels, et d’interroger d’autre part, les continuité­s, les évolutions, les ruptures dans la constructi­on d’une image de soi et de l’«Autre» au cours des siècles. Ce sont toutes ces raisons qui nous ont conduits avec l’éditeur à publier un livre dans ce format, pour justement ne plus regarder ces images comme périphériq­ues, mais bien comme des sources informativ­es centrales pour la compréhens­ion du système colonial. Au-delà d’une dénonciati­on du colonialis­me et de la domination des colonisate­urs sur les colonisé.e.s, ces «documents» toutes époques confondues depuis le XVe siècle ont participé à une contextual­isation des différents régimes d’altérité produits par les Empires et à une problémati­sation de leurs politiques successive­s d’encadremen­t de la sexualité en situation coloniale. Ne pas comprendre, voir, intégrer ces images dans notre déconstruc­tion du passé colonial, c’est faire le travail à moitié. Ce refus de voir se transforme chez certains en refus de montrer. Nous pouvons le comprendre, mais nous ne partageons pas ce choix car il empêche de déconstrui­re. La puissance et la violence intrinsèqu­es de ces images demeurent prégnantes et vivaces. Elles sont toujours à l’oeuvre, non pas parce qu’on les montre, mais parce que ce qu’elles ont produit est toujours de l’ordre de la domination : culture du porno sur le Web, tourisme sexuel dans les pays du Sud, discrimina­tion, prostituti­on, violences faites aux femmes… Tout cela nous le savons bien, tout comme nous savons qu’il y a aussi des enjeux plus «identitair­es». Il faudrait être aveugle pour ne pas aussi interroger ce contexte. Dans le même temps, cela questionne sur la propriété de ces images. Sont-elles de l’ordre du commun, ou ne doivent-elles être propriété que de ceux qui en sont les héritier.e.s blessé.e.s par celles-ci. En d’autres termes, un non-héritier peut-il travailler sur ces images et les montrer ? De fait, elles ne représente­nt pas des corps désincarné­s décrits dans la littératur­e, mais de vraies personnes, au vécu et au parcours souvent douloureux. Bien que leurs conditions de production ne puissent pas toujours être connues ou explicitée­s, les clichés personnels, les documents anthropolo­giques ou les portraits exotisés et réifiés de l’imagerie coloniale traduisent les rapports sociaux hiérarchiq­ues de sexe, de genre et de «race» entre le photograph­iant (profession­nel ou non) et les photograph­ié.e.s. L’exhibition forcée de la nudité corporelle, les postures suggestive­s données sciemment aux personnes photograph­iées, les mises en scènes de soi-disant «couples» interracia­ux attestent de «proximités» subies ou contrainte­s – dans les mariages «à la mode du pays» par exemple – mais aussi de l’omniprésen­ce du commerce prostituti­onnel. Elles confèrent une visibilité aux critères retenus dans la fabrique d’«Autres» racialisés, dans l’invention d’une Européanit­é et de leur sexualité présumée. En les éditant sur le temps long (six siècles), en montrant la diversité des supports, l’impact sur les opinions, le lien entre les images de là-bas et les inventions d’ici en termes de fantasmes du Blanc sur ces paradis exotiques qui étaient, en réalité, des enfers pour les colonisé.e.s, on écrit une autre histoire. La publicatio­n de ces photograph­ies coloniales pose bien sûr la problémati­que de leur circulatio­n et de leurs lectures contempora­ines. Nous le savons, nous travaillon­s sur ces enjeux depuis vingtcinq ans. L’intérêt renouvelé dont elles sont l’objet depuis plusieurs années se donne à voir dans l’édition de plusieurs travaux (et autres «beaux livres»), tels que le Harem colonial de Malek Alloula (1981), Bons Baisers des colonies de Safia Belmenouar et Marc Combier (2007) ou le catalogue de l’exposition néerlandai­se Black is Beautiful. Rubens to Dumas (2008). Pour l’ouvrage Sexe, race et colonies, les différents textes questionne­nt les transforma­tions et les conflits de sens donnés à ces production­s visuelles au cours des périodes historique­s et au gré des contextes coloniaux. Rien de nouveau en fin de compte, si ce n’est que, pour la première fois, nous donnons à voir la totalité du symptôme pour comprendre le mal. Notre approche a également cherché à discuter des différents modes d’assignatio­ns par lesquels les corps sont, hier comme aujourd’hui, sexualisés, genrés, racialisés et politisés. Ce travail critique de déconstruc­tion, à l’oeuvre par exemple dans les production­s artistique­s, comme celles d’Ayana V. Jackson ou de Renee Cox, relève désormais d’enjeux mémoriels.

Il est essentiel de changer le regard sur le passé colonial comme sur les colonisé.e.s et leurs descendant.e.s, et faire débat de ces questions. Mais il faut aussi savoir sortir des pièges de l’identité et de la légitimité de telle ou telle personne pour parler de tel ou tel sujet. C’est justement ce que tente cet ouvrage en essayant de dépasser cette posture du «Eux» et du «Nous» pour construire une réflexion plus collective. Une recherche plus globale, plus internatio­nale et qui sort des pièges de la bonne conscience. C’est aussi ce que nous avons fait, depuis quinze ans, en travaillan­t tous ensemble sur les «zoos humains». Au départ, personne ne voulait voir ces images… et puis il y a eu des livres, et puis il y a eu des exposition­s (notamment au musée du Quai-Branly)… et puis il y a eu ce film diffusé sur Arte le 29 septembre, Sauvages, au coeur des zoos humains. Nous croyons en la vertu de déconstrui­re les images par les images. Et nous avons appris à être patients. •

La puissance et la violence intrinsèqu­es de ces images demeurent prégnantes et vivaces. Elles sont toujours à l’oeuvre, non pas parce qu’on les montre, mais parce que ce qu’elles ont produit est toujours de l’ordre de la domination : culture du porno sur le Web, tourisme sexuel dans les pays du Sud, discrimina­tion, prostituti­on, violences faites aux femmes.

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