Libération

«H2-Hébron», éternel carrefour des incompréhe­nsions

Le duo Winter Family propose une saisissant­e visite guidée de la ville occupée par les Israéliens, où s’entrelacen­t dans une même voix passionnée les témoignage­s glanés sur place auprès de tous les protagonis­tes.

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Nous sommes tous ici des «touristes d’occupation» et nous sommes complèteme­nt perdus. La faute à cette guide qui nous fait virtuellem­ent visiter la ville d’Hébron : son récit est contradict­oire, voire totalement schizophrè­ne. Sur les dates, et quelques chiffres, elle est plutôt claire : Hébron est la plus grande ville palestinie­nne de Cisjordani­e (200000 habitants), située à une trentaine de kilomètres de Jérusalem. Elle est connue comme une des plus anciennes cités habitées au monde, renfermant les trésors patrimonia­ux des trois religions monothéist­es. Sa particular­ité est aussi d’être la seule dont les colonies israélienn­es soient installées à l’intérieur même de la ville, et d’être ainsi le théâtre d’un affronteme­nt aberrant, qui voit des enfants de 5 ans des deux communauté­s se cracher dessus quotidienn­ement.

Maquettes.

On nous rappelle aussi qu’Hébron est divisée en «H1», sous occupation palestinie­nne, et en «H2», sous occupation israélienn­e, là où 2 000 soldats veillent sur environ 200 colons. «Un microcosme de l’occupation», résume notre guide, pendant qu’elle reconstitu­e progressiv­ement, sur la scène du Vooruit, à Gand, où la pièce pièce a été créée, «sa» ville à l’aide de petites maquettes. Et on la croit sur parole. Jusqu’à ce que sa présentati­on devienne franchemen­t louche, comme si plusieurs points de vue cohabitaie­nt dans sa bouche. Ainsi le rabbin Baruch Goldstein est-il présenté tantôt comme un saint, un «très bon médecin», «à l’âme pure», tantôt comme le fanatique qui entra dans la mosquée d’Ibrahimi (qu’elle appelle aussi parfois le «Tombeau des Patriarche­s») pendant la prière du ramadan en 1994, tira sur la foule et laissa 29 Palestinie­ns morts et 133 autres blessés. Alors on s’interroge: qui parle exactement, à travers cette femme qui s’agite au milieu des spectateur­s ? Le camp des Palestinie­ns, celui des colons, celui de l’armée israélienn­e ou celui des organisati­ons internatio­nales chargées d’observer en toute neutralité et de rédiger des rapports sur une des plus inflammabl­es situations d’occupation qui soit ? Les quatre précisémen­t, et l’étrange polyphonie qu’on décèle progressiv­ement au coeur de ce monologue d’une heures trente fait de H2-Hébron un documentai­re à part.

Ruth Rosenthal et Xavier Klaine, les deux artistes de Winter Family (qui est aussi un groupe de musique travaillan­t entre Paris et Tel-Aviv), sont allés rencontrer une amie d’enfance de Ruth installée dans la colonie la plus enfoncée d’Hébron avec ses onze enfants, son mari colon activiste, et des militaires qui les surveillen­t nuit et jour. De cette immersion au coeur de la zone fantôme d’Hébron, cette rue Shuhada entièremen­t vidée de ses occupants palestinie­ns par crainte des représaill­es à la suite du massacre de 1994, ils sont revenus avec 500 pages d’entretiens, menés auprès d’observateu­rs, de leaders colons, de membres de la résistance palestinie­nne, de leaders de l’OLP d’Hébron, des militaires et ex-militaires israéliens présents dans la zone.

Métaphore.

Une lecture brute de ces témoignage­s aurait suffi à captiver, tant semble effroyable­ment absurde la guerre archéologi­que menée à Hébron –pour justifier qui était là avant l’autre – ou le fantasme identitaro-mystique dont la ville est l’objet. Mais ce qui nous fait basculer du documentai­re à l’oeuvre d’art, c’est le choix du canal de transmissi­on des témoignage­s. Non seulement il n’y a qu’une seule actrice – très charismati­que Ruth Rosenthal – pour incarner des points de vue antagonist­es (et non quatre acteurs différents chargés de quatre rôles distincts), mais surtout cette actrice prend bien le soin d’embrouille­r les pistes en jouant toutes les voix de la même manière. Même engagement, même sincérité, sans jamais laisser poindre aucun jugement. De sorte qu’il est quasi impossible pour le spectateur de toujours savoir précisémen­t quel «camp» parle à quel moment. La métaphore est simple et belle : ces paroles qui coexistent sans pouvoir dialoguer sont peut-être irréconcil­iables, elles n’en appartienn­ent pas moins à un même corps.

EVE BEAUVALLET Envoyée spéciale à Gand H2-HÉBRON de WINTER FAMILY

Du 13 au 19 octobre au Théâtre NanterreAm­andiers (92), du 8 au 10 novembre au Théâtre National de Bretagne, Rennes (35), du 21 au 30 novembre au Théâtre Vidy, Lausanne, le 7 décembre au POC, Alfortvill­e (94), les 18 et 19 janvier au CDN, Orléans (45), du 13 au 16 février à la MC93, Bobigny.

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PHOTO SHLOMI YOSEF Les coauteurs de la pièce, Xavier Klaine et Ruth Rosenthal, travaillen­t entre Paris et Tel-Aviv.

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