Libération

Intemporel­le et mordante, la mise en scène d’Arthur Nauzyciel d’après l’oeuvre de Dumas fils brille par sa finesse d’analyse et l’intensité de ses acteurs.

«La Dame aux camélias», drame en panorama

- ANNE DIATKINE Envoyée spéciale à Rennes

C’est fait. On ne verra plus jamais la Dame aux camélias, avec ses froufrous et mouchoirs, comme l’histoire d’une belle vénale punie par la maladie, ni Armand Duval comme un benêt pris dans les filets d’une passion à la réciprocit­é équivoque. Rouge et blanc sont les teintes du spectacle d’Arthur Nauzyciel qui procède à cette révolution, rapproche Marguerite Gautier d’un héros de Jean Genet, rend au texte d’Alexandre Dumas fils son âpreté sans qu’elle n’ait rien d’indue. Pour cette adaptation, puisée à la fois dans le roman publié en 1848 et dans la pièce jouée pour la première fois en 1852, Arthur Nauzyciel et Valérie Mréjen n’ont rien réécrit, n’ont pas cherché à rendre moderne ou actuel Alexandre Dumas fils. Ils ont simplement sculpté dans le corps du texte, élagué ses fioritures et son pathétique victimaire, mis à vif la mythologie qui colle à la peau de la demie-mondaine, cette femme entretenue par le pouvoir et des hommes richissime­s, parce qu’elle le voudrait bien, en échange de faveurs, notamment sexuelles. C’est fait.

Quand débute à Rennes cette première création d’Arthur Nauzyciel depuis qu’il a pris la direction du Théâtre national de Bretagne, et qu’apparaît Marie-Sophie Ferdane longiligne, athlétique et décharnée à la fois, vêtue d’une nuisette blanche, qui évoque autant la robe du soir que le vêtement de nuit, et que sa voix rauque emplit l’espace alors même qu’elle est exsangue, toute la salle sait qu’elle est prête, tels Armand Duval et le narrateur –son double et celui de Dumas ? –, à la suivre, c’est-à-dire à revisiter sa vie, à entrer chez elle, scruter son appartemen­t où ses meubles et objets personnels sont en vente, où l’intérieur est retourné comme un gant, visible par tous.

Fossoyeur.

Le spectacle commence par l’annonce de sa mort et procède en flashback. Et cependant, si on croit voir l’accumulati­on dans l’appartemen­t, c’est une illusion d’optique. C’est avec très peu d’éléments et surtout le langage qu’Arthur Nauzyciel emplit ou déserte l’espace. Deux canapés de velours rouge, à coussins pomponnés, parfois face à face, parfois sur une même ligne horizontal­e mais très éloignés l’un de l’autre, si bien que comme dans un format panoramiqu­e, le regard peut rester fixé sur la magnétique Marie-Sophie Ferdane. On ne peut prendre garde qu’après coup aux visiteurs qui entrent, littéralem­ent sur la pointe des pieds, ou restent massés sur un bord du plateau, des espions, ou à Armand Duval (Hedi Zada). On ne remarque jamais les acteurs quitter le plateau, alors même que tout le long, il ne cessera de se vider.

Il y a un effet boîte magique qui ne laisserait jamais surgir exactement le même songe, la même trace mnésique incertaine de la vie de Marguerite Gautier. Un film occupe le mur du fond, signé PierreAlai­n Giraud qui nous entraîne fugitiveme­nt dans une loge à l’Opéra, dans le feuillage des arbres lorsque le couple s’installe à la campagne, ou encore à un dîner parisien aujourd’hui, sans jamais que la vidéo ne redouble la scène ou entre en rivalité avec l’incarnatio­n des acteurs. Ainsi, à l’orée de la représenta­tion, on ne voit d’abord pas cette boule d’humains imbriquée dans une orgie, qui roule le plus lentement possible, dans des mouvements chorégraph­iés – par le danseur Damien Jalet. Le tulle rouge transparen­t qui voile ce ballon d’humains ne le dissimule pourtant pas. A côté d’eux, une grande sculpture d’Alain Burkarth reprend le phallus géant conçu par Hermann Makkink pour Orange mécanique, mais en lui adjoignant des fesses rebondies, dans un éclat ivoire.

Juste avant, on aura vu l’exhumation par un fossoyeur du corps de la dame aux camélias. Rien n’est obscène alors que tout pourrait l’être. Rien n’est gelé alors que la méticulosi­té des réglages ne laisse aucune place aux écarts. De fait, la boîte rouge – intérieur intime de la courtisane ou son sarcophage lorsque son plafond de velours rouge s’abaisse – forme un écrin idéal pour concentrer le regard sur Marie-Sophie Ferdane qui, pendant près de trois heures, rend à Marguerite Gautier non seulement sa dignité mais, avec une présence de feu, ses capacités introspect­ives. Celles d’une femme qui cherche désespérém­ent sa vérité, quitte à déchirer les oripeaux de la séduction et des jeux de pouvoir pour vivre son amour avec Armand Duval.

Protecteur­s.

Une scène, en particulie­r, étreint. Le père d’Armand Duval (impeccable Pierre Baux), peignoir de soie court comme s’il sortait de son lit et d’une sauterie, se livre à une démonstrat­ion : il s’agit de faire renoncer Marguerite Gautier à l’amour de son fils, pour des motifs pragmatiqu­es. Leur couple naissant entâche les noces de sa fille – et d’ailleurs, qui lui dit que dans quelques années Armand l’aimera encore ? La dame aux camélias sera alors laissée à sa solitude, moins compétitiv­e sur le marché de la séduction, abandonnée de ses protecteur­s et de leur centaine de milliers de francs de rente. L’actrice écoute, comprend, se résout. L’infamie est du côté de la bourgeoisi­e, qui, comme le note Arthur Nauzyciel dans le programme, invente la virilité à travers la marchandis­ation des corps selon des rites d’initiation codifiées parallèlem­ent à l’avènement du capitalism­e. Femmes et hommes sont à peine vêtus, si bien que la représenta­tion n’enferme dans aucune époque. L’esprit ne cesse de vagabonder à travers les décennies, et d’associer Marguerite Gautier, blonde décolorée aux racines noires, aux gloires fulgurante­s ultra-convoitées et si vite rendues à l’anonymat, sans qu’on ne sache jamais d’où provenait leur notoriété fondue. LA DAME AUX CAMÉLIAS d’ALEXANDRE DUMAS FILS m.s. Arthur Nauzyciel. Les Gémeaux, Sceaux (92). Jusqu’au 21 octobre.

Et en tournée.

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PHOTO PHILIPPE CHANCEL Un film signé Pierre-Alain Giraud occupe le mur du fond.

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