Libération

Wayne Shorter Bête de sax

A 85 ans, le saxophonis­te américain, propulsé dans les années 60 par Miles Davis, sort un triple album composé de deux lives et d’un inédit qui marque son retour en studio avec son quartet. Le tout accompagné d’un roman graphique mêlant sciencefic­tion, de

- Par JACQUES DENIS

En soixante ans de carrière, Wayne Shorter aura traversé bien des univers, du hard bop de ses débuts avec les Jazz Messengers aux fusions de Weather Report des années 70, tout comme il aura croisé la plupart des astres de la galaxie jazz: Coltrane, dont ce disciple saxophonis­te sut entendre le message, le conseilla d’ailleurs à Miles. Le trompettis­te l’intégra dans son quintet, avec pour conséquenc­e de propulser sa musique vers des sommets : il tenait là un compositeu­r, tout ce qu’il y a de plus classique (Shorter ne cache pas son goût pour Ravel, Stravinsky…), doublé d’un iconoclast­e concepteur. «Wayne est toujours curieux de jouer avec les règles musicales. Et si elles ne fonctionne­nt pas, il les brise! Mais toujours avec une musicalité unique», disait de lui Miles Davis. Disque après disque, Wayne Shorter a ainsi laissé ses empreintes – pour paraphrase­r un de ses standards sur Blue Note – de géant, un immense musicien toujours prêt à se connecter à d’autres univers. Milton Nascimento, Joni Mitchell, Salif Keita, trois parmi tant, auront eu l’heur de profiter de cette sonorité en apesanteur, un souffle stratosphé­rique qui invite à aller au-delà. Sa marque de fabrique : une idée certaine de la liberté, une vibration de l’instant avec laquelle il faut bien composer, qui lui permit de naviguer dans le monde de la musique, sans perdre ni le cap qu’il s’était fixé, ni ce lyrisme doux-amer qui le qualifie. Ce sont de tels principes que le saxophonis­te met en oeuvre depuis 2000 avec un trio (le pianiste Danilo Pérez, le contrebass­iste John Patitucci et le batteur Brian Blade) au diapason de ses idées, à la fois dans la forme et hors de toute norme. Le jazz, ce quartet-là l’essore par tous les ressorts, en donne une version ouverte à tous les possibles. «C’est une expérience audelà des notes. Avec lui, tu es à la source de la musique. Quand il joue, Wayne n’est pas un saxophonis­te, c’est un peintre.» Brian Blade ne croyait pas si bien prédire en 2011. Sept ans plus tard, toujours à la tête de cette formation, Wayne Shorter signe son retour avec un triple album (deux disques en live de son quartet et surtout un album studio avec le renfort de l’Orpheus Chamber Orchestra.), accompagné d’un roman graphique dont il a cosigné avec Monica Sly le scénario et confié au dessinateu­r Ray DuBurke le soin de l’illustrer. «J’ai voulu que ce soit un objet sensoriel, pour les yeux et les oreilles», précise-t-il au téléphone depuis Los Angeles, où il vit. A 85 ans, le lunaire saxophonis­te féru de science-fiction revient à sa première passion, les comics, à travers l’histoire d’Emanon. Cet homme de la rue –un «philosophe voyou», selon ses termes– va connaître un destin extraordin­aire, passant à l’action contre ceux qui ont aliéné la planète. Pouvoir oppressif, enjeux climatique­s, rejet de l’autre… Toute ressemblan­ce avec notre réalité n’est pas que fortuite dans l’épais livret de cet «objet» disque, qui accompagne (à moins que ce ne soit l’inverse) la musique, découpée en quatre

mouvements. Soit deux anciennes compositio­ns de Shorter transfigur­ées, et deux nouvelles tout aussi appuyées –parfois à l’excès– par les cordes. Si le natif de Newark ne signe pas là son requiem (il suffit d’écouter ses prises de bec en solo pour mesurer comment l’homme est bel et bien vivace), il donne à entendre une partition quasi testamenta­ire, tant il tente d’embrasser en un même élan les passions qui l’ont toujours animé : dessin, science-fiction, philosophi­e, jazz, classique… Comme un retour vers le futur, qui pourrait confirmer le statut d’énigmatiqu­e extraterre­stre de ce visionnair­e musicien qui admet être en «mission» sur Terre, pour éclairer notre lanterne. Cela méritait bien quelques explicatio­ns, recueillie­s bien entendu avec le décalage horaire. Adolescent, vous aviez écrit une première bande dessinée. D’où vient cette passion? Par la science-fiction, le désir d’expériment­er quelque chose de différent, d’aller voir ailleurs, en me projetant dans des univers parallèles. Pour moi, c’était comme un défi de ne pas en rester au monde cloisonné des républicai­ns! (rires) C’est après avoir vu ce film de 1950, Rocketship X-M, que j’ai eu l’envie de dessiner ma propre bande dessinée. Elle s’appelait Other Worlds, une cinquantai­ne de pages. Je l’ai toujours ! La science-fiction, c’était une manière d’échapper à la triste réalité… Je suis né dans une grande ville, un environnem­ent guère propice aux rêves. Je rentrais pour faire mes devoirs. Pour moi, dessiner ces mondes, c’était un moyen de réaliser des voyages imaginaire­s, sur Mars ou la Lune. A côté de notre maison, il y avait un terrain vague où mon frère et moi avions l’habitude de jouer avec d’autres copains : c’était devenu comme une planète, nous étions sur Mars. On avait même trouvé un vaisseau spatial – en fait, un vieux fourgon abandonné. La musique est aussi un bon moyen de s’évader… La musique a cette capacité de nous éveiller, de nous inspirer, mais aussi de nous asservir. Les gens qui partent à la guerre le font en chantant, non? Coup double! Quand j’ai découvert le be-bop, il m’est apparu très clairement qu’il s’agissait d’un langage pour réveiller tous ces gens qui restaient confortabl­ement installés dans leurs prisons mentales. Le be-bop posait des questions plus qu’il n’apportait de réponses, c’était une ouverture. J’ai compris, en écoutant Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Miles et Monk, qu’ils seraient mes héros, des superhéros américains qui résistaien­t face à la domination avec leur art totalement nouveau. Votre héros se nomme Emanon, c’est-àdire l’inverse de No Name. Peut-on y voir une allusion à l’Homme invisible de Ralph Ellison ? Pas vraiment. En fait, en 1946 ou 1947, Dizzy a joué en big band ce thème qui m’a marqué. Son titre a encore tout son sens. C’est une manière de lutter contre le fait que tout doit être nommé, tout doit avoir une étiquette. Il faut se méfier des mots, de leur caractère définitif: le sens premier peut s’effacer avec le temps, et il ne reste plus qu’un terme qui devient superficie­llement plus puissant. Le jazz est un parfait exemple de cette perte, quand on voit quel sens il peut prendre aujourd’hui. Pourquoi les jeunes musiciens vont-ils de l’avant ? Pas pour ce mot, mais pour ce qu’ils pensent, ce qu’ils font, en tant qu’individus. Votre musique elle-même ne peut se résumer à un mot… En fait, ma musique représente quelque chose de global. Dans ce que j’appellerai­s la musique globale, vous ne pouvez pas reconnaîtr­e telle ou telle culture, simplement parce que quand toutes les cultures se réunissent, les mots n’arrivent plus à cerner ce qui advient. C’est sans doute la force des compositeu­rs. Ce disque est le premier en studio depuis 2003. Moins, c’est mieux ? Une concentrat­ion d’énergie ? Beethoven a pris huit ans pour trouver l’ouverture du second mouvement de la Symphonie n° 5. Le temps est quelque chose de fondamenta­l, et aujourd’hui nous ne sommes que dans la vitesse. La musique est une aventure dans laquelle on plonge, sans savoir comment et quand cela jaillit. Tout ce que je peux dire, c’est que cette aventure doit pouvoir inspirer d’autres à avoir le courage de prendre le relais pour partir à la découverte de territoire­s inconnus. Je crois beaucoup dans la capacité à s’inspirer les uns les autres. C’est la mission première de tout musicien. Votre roman graphique fait également songer aux zombies de Romero, ces humains dévorés par la surconsomm­ation et le pouvoir. Croyez-vous que l’humanité perd son humanité ? Surconsomm­ation, réchauffem­ent climatique, peur de l’autre… L’humanité a quand même une capacité à inventer le pire, comme le meilleur, assez phénoménal­e. Tout va de plus en plus vite, notamment le business qui a explosé et explore le moindre recoin de nos imaginaire­s. Les iPhones, les smileys, etc. Etes-vous inquiet pour le futur de cette planète ? Non, juste conscient des dangers. Et ils sont nombreux. L’humanité est en état de léthargie, il est temps de se réveiller! Nous sommes au fond, au fond du canon, le point le plus bas que l’humanité ait pu atteindre. Mais, en étant optimiste, c’est le meilleur endroit pour rebondir (rires). Au lieu de cela, on cherche d’autres planètes où vivre, comme si c’était le seul choix. Les galaxies me fascinent, mais ne croyez-vous que la solution serait de prendre soin de la nôtre ? Nous ne faisons pas l’effort de pouvoir transcende­r notre réalité. Avec ma musique, j’ai toujours essayé d’ouvrir des portes, des chemins spirituels. C’est d’ailleurs le propos de votre roman graphique : les différente­s réalités auxquelles l’être humain n’a pas toujours accès. Est-ce une référence à votre pratique de la méditation bouddhique, pour atteindre un état de réveil ? Cela y fait écho, évidemment. C’est le principal point de ce livre : la solution viendra de votre être intérieur. En d’autres termes, il va falloir que chacun travaille sur soi-même. Ce potentiel insondé qui est aujourd’hui au fond de la caverne. Personne ne cherche cela, tout le monde ne cherche qu’à prier pour un sauveur suprême. Le sauveur de l’humanité existe, mais c’est un être ordinaire. Pas un super-héros. Je n’ai jamais cherché à être un gourou, je suis un simple étudiant sur la voie de la sagesse. Chacun de nous a un petit Bouddha en lui. Il suffit de chercher au fond de soi. La superficia­lité est l’un des grands problèmes de notre époque. Nous émettons de nombreux signes qui dévoient la notion d’effort humain. Il semblerait, selon certaines de vos interviews, que vous vous définissie­z tel un Jedi. Contre quel côté obscur devonsnous nous battre ? Toutes ces philosophi­es qui prônent l’effacement de l’humain, au profit d’intérêts politiques. Nous n’avons pas à avoir peur, comme le prêchent certains. Les gens se croient protégés par ces théories, ils en sont en fait les prisonnier­s. La vraie mission, selon moi, est celle que Mark Twain décrivait ainsi : «Les deux jours les plus importants de votre vie sont le jour de votre naissance et le jour où vous découvrez pourquoi.»

«Je crois beaucoup dans la capacité à s’inspirer les uns les autres. C’est la mission première de tout musicien.»

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 ?? PHOTO LIONEL BONAVENTUR­E. AFP PHOTO BLUE NOTE RECORDS ?? Wayne Shorter au festival Jazz in Marciac, en 2005. Ci-dessous, des planches extraites du roman graphique qui accompagne le disque.
PHOTO LIONEL BONAVENTUR­E. AFP PHOTO BLUE NOTE RECORDS Wayne Shorter au festival Jazz in Marciac, en 2005. Ci-dessous, des planches extraites du roman graphique qui accompagne le disque.
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