Idlib «Les plus chanceux n’ont perdu que leur maison»
Au terme, ce lundi, de l’ultimatum lancé par Al-Assad et ses alliés, les habitants de la province syrienne rebelle réfugiés en Turquie redoutent un massacre.
Le rebelle syrien a donné rendez-vous dans un café de Reyhanli, en Turquie, mais il a l’impression d’être chez lui. Depuis la terrasse, il voit le haut mur de ciment gris qui court sur la montagne et délimite la frontière. Son pays, la Syrie, et sa province, Idlib, sont juste derrière, à quelques centaines de mètres. «S’il n’y avait pas ce mur, on pourrait y aller à pied», sourit-il. Naji Mustafa, porte-parole du Front national de libération (FNL), coalition de groupes rebelles du nord-ouest syrien, a l’air reposé. Depuis un mois et la signature d’un accord entre la Turquie et la Russie, Idlib, dernière province encore contrôlée par l’opposition au régime de Bachar al-Assad, est calme. Les avions et hélicoptères de l’armée syrienne et de son allié russe ne bombardent plus. Les soldats du régime et les milices qui les soutiennent ne se massent plus à ses abords. Seul le président syrien menace régulièrement de relancer l’offensive. Il n’est, pour l’instant, pas passé à l’acte. Le répit pourrait s’achever ce lundi. L’accord de cessez-le-feu, décrit dans un mémorandum en dix points plus ou moins vagues, fixe un ultimatum au 15 octobre. Si l’un des points n’est pas respecté, la guerre pourrait reprendre.
«ZONE TAMPON»
Naji Mustafa ne fait pas de pronostic. «Je ne peux pas parler pour les autres mais de notre côté, nous avons tenu nos engagements. Nous n’avions pas vraiment le choix. Sans accord, les bombardements recommenceront et ce sera une catastrophe pour les civils.» Le traité turco-russe repose sur la création d’une zone démilitarisée, large de 15 à 20 kilomètres, aux frontières d’Idlib. Une sorte de «zone tampon», censée empêcher le lancement d’attaques. L’un des points clés de l’ultimatum était que les armes lourdes des groupes rebelles et jihadistes soient évacuées avant le 10 octobre. Il a été respecté. «Nous les avons toutes retirées. Et qu’on ne vienne pas nous dire que nous mentons, nous avons tout documenté et filmé», assure Khaled Sandeh, commandant de Faylaq al-Sham, l’un des groupes du FNL. Le ministère turc de la Défense a affirmé mercredi que les groupes jihadistes s’étaient eux aussi pliés à l’accord. Mais le cessez-le-feu pourrait achopper sur une autre condition : le retrait des jihadistes de la zone démilitarisée. Dimanche soir, le plus puissants des groupes, Hayat Tahrir al-Sham (HTS), issu d’Al-Qaeda mais avec qui il a rompu, déclarait vouloir poursuivre le combat. «Nous n’abandonnerons pas le choix du jihad et du combat pour réaliser les objectifs de notre révolution bénie, en premier lieu faire tomber le régime criminel», déclarait ses membres dans un commu-
niqué. Avant cette annonce, un diplomate turc observait que s’ils refusaient l’accord «cela donner[ait] une raison supplémentaire au régime de repasser à l’offensive. Ils se feront bombarder, c’est à eux de voir».
La province d’Idlib est contrôlée par différents groupes. Le Front national de libération, créé sous l’impulsion de la Turquie, est un regroupement large : des salafistes d’Ahrar alSham à plusieurs groupes rebelles issus de l’Armée syrienne libre (ASL). Il revendique environ
75000 combattants. Une majorité est originaire d’Idlib. D’autres se sont agrégés au fil de la guerre, après avoir perdu chez eux, à Deraa (Sud) ou dans la Ghouta, en banlieue de Damas. Ils ont reçu ces deux derniers mois de nouvelles armes de la Turquie. Début septembre, jusqu’à 20 camions franchissaient chaque jour la frontière. Idlib compte aussi plusieurs groupes jihadistes. Difficile d’estimer le nombre de combattants de HTS. Le chiffre le plus régulièrement avancé oscille entre 10000 et 15000. «C’est surestimé, assure Hisham Eskaif, conseiller politique de plusieurs groupes du FNL. Ils sont affaiblis depuis la fin de l’année dernière. Beaucoup de combattants sont partis, il en reste peut-être 5 000. Mais ceux qui restent sont dangereux et bien entraînés. Et contrairement à ceux du FLN, ils obéissent sans discuter aux ordres de leurs chefs.»
«KILL LIST»
D’autres formations, encore plus radicales, ont essaimé dans les campagnes d’Idlib. Parmi elles, Nourras al-Din, qui se revendique d’AlQaeda, et le Front islamique du Turkestan, qui regroupe des combattants ouïghours. Dès la signature du cessez-le-feu, Nourras al-Din a dénoncé un accord «dangereux», fomenté par «les ennemis de la religion». La semaine dernière, ses hommes ont tenté de lancer une attaque contre les forces du régime dans les montagnes qui surplombent Lattaquié (dans l’ouest du pays). Ils en ont été empêchés par les jihadistes de HTS. La survie du cessez-lefeu dépendait en réalité de la direction de HTS. Les demandes d’interview, y compris celles de Libération, ont été refusées. Même les commandants ou les simples combattants ne veulent pas répondre.
Le groupe est dans une position délicate, tiraillé entre ses membres les plus radicaux, dont certains étrangers, et ceux qui sont favorables au cessez-le-feu. Tous subissent la pression de la Turquie, qui ne veut pas d’une offensive provoquant un nouvel exode alors qu’elle accueille déjà plus de 3,5 millions de réfugiés syriens. Ankara est décidé à dissoudre HTS et à imposer le FNL comme seule force d’opposition. Sa stratégie s’est déployée à partir de la fin 2017 lorsque son armée a installé des postes d’observation de son armée – 12 au total – aux frontières de la province. Les premiers convois de matériel et de soldats ont été escortés par des combattants de HTS. «C’est à ce moment qu’ont commencé leurs problèmes, explique Hisham Eskaif. Jusque-là, HTS dénigrait les autres groupes en disant qu’ils étaient aux ordres de la Turquie. Mais en ouvrant la route à son armée, ils se sont contredits. Cela a énervé des combattants qui sont partis. Certains ont rejoint les plus radicaux, d’autres le FNL.» Depuis, les postes d’observation ont été équipés d’armes lourdes et se sont transformés en bases militaires. Environ 3 000 soldats turcs sont installés à Idlib. En parallèle, les chefs jihadistes de HTS ont subi une vague d’assassinats. Plusieurs dizaines au total sont tombés dans des em- buscades. La semaine dernière, un commandant de premier plan a été tué : le Saoudien Abou Mohammed Jazrawi, considéré comme le bras droit d’Abou Jolani, dirigeant de l’organisation. «Il ne faut pas se leurrer, ce ne sont pas des rebelles qui ont pu faire ça. Les chefs de HTS sont extrêmement méfiants et très bien protégés. Lorsqu’ils se déplacent, très peu de personnes sont au courant. Seuls les services de renseignement turcs sont capables de monter des opérations de ce niveau», explique une source de l’opposition.
Dans les rangs de HTS, la peur s’est propagée. Plusieurs dirigeants se terrent dans des maisons de la campagne d’Idlib dont ils ne sortent plus. Selon la même source, les services de renseignement turcs ont établi une «kill list» de combattants à éliminer. Elle comporterait environ 150 noms. L’organisation jihadiste ferat-elle vraiment capoter l’accord ? «On ne peut jamais savoir avec eux. Mais la Turquie a d’autres moyens de pression, notamment économiques. La majorité des revenus de HTS proviennent des taxes qu’ils prennent à la frontière lors des passages de marchandises. Si le poste principal, celui de Bab el-Hawa, ferme, ils perdront quasiment tout», poursuit Hisham Eskaif. Les combattants ne sont déjà plus payés que 50 dollars par mois, au mieux, contre environ 200 dollars auparavant. Les ONG se sont préparées à une reprise de la guerre à Idlib. Ces derniers jours, le Programme alimentaire mondial a installé des stocks de vivres le long de la frontière pour une réponse à «court et moyen terme». «Même une offensive limitée provoquerait le déplacement de centaines de milliers de personnes», ont prévenu plusieurs ONG, dont Care et Save the Children. Quant à un assaut d’ampleur, il aboutirait à «la pire catastrophe humanitaire du XXIe siècle», selon l’ONU. La province est surpeuplée. Environ 3 millions de personnes y vivent alors qu’il y en avait moins d’un million avant le soulèvement de 2011. Elles viennent de tout le pays, de Homs, Hama, Deraa, Damas ou Raqqa. Plusieurs centaines de milliers s’entassent dans des camps de tentes qui s’étirent le long de la frontière turque. A Idlib, Hassan Barakat, un chauffeur de 41 ans, ne sait pas ce qu’il fera si le régime syrien et ses alliés lancent l’assaut. «Ce que je sais, c’est qu’on ne peut pas leur faire confiance. Là-dessus, aucun doute», dit-il par téléphone. Il est revenu dans son village il y a quatre ans, après un court exil en Turquie. Il vit chez un cousin avec ses cinq enfants ; sa maison a été détruite dans une frappe aérienne. «Les plus chanceux sont comme moi, ils n’ont perdu que leur maison. Mais la quasitotalité des familles ont eu des morts et des blessés.» Depuis l’arrêt des bombardements il y a un mois, il redécouvre ce qu’est une vie presque normale. «C’est bizarre de vivre sans la guerre. Les gens travaillent à nouveau, les fermiers vont dans leurs champs, les enfants à l’école. On pourrait presque commencer à reconstruire.» •