Olivia Mokiejewski, réalisatrice du documentaire «Rhino dollars», pointe le rôle de la corruption et des menaces physiques au coeur d’un système très hiérarchisé.
«Les trafiquants sont organisés comme des entreprises»
le crime environnemental alimente aussi des groupes armés et des milices dans des pays instables. Les terroristes islamistes somaliens des shebab ont reçu environ 10 millions de dollars (plus de 8,6 millions d’euros) du commerce illégal de charbon en 2017. Les crimes environnementaux produiraient 38 % du financement des conflits et des groupes armés, d’après le rapport. «Le manque d’enquêtes criminelles, d’efforts d’application ou d’attention de la communauté internationale sur la prédation des ressources naturelles a permis de donner un ticket d’entrée gratuit à des groupes criminels armés et à des profiteurs de guerre, soulignent les auteurs de l’atlas. Des solutions émergent. Les principaux acteurs internationaux de la lutte contre les trafics d’espèces sauvages se sont réunis la semaine dernière sous l’égide d’Interpol à Londres pour évaluer les efforts de chacun et déterminer les pistes les plus concluantes. «De meilleures formations à la reconnaissance d’espèces dont la vente est illégale doivent être menées pour les agents des douanes en Europe, recommande Olivia Swaak-Goldman, présente à la conférence. Les financements doivent être orientés dans les opérations de terrain, plus que dans l’enseignement théorique.»
Les alternatives à la démilitarisation se montrent plus efficaces que l’utilisation des armes, tel que le démontre le documentaire Rhino dollars. «On réalise que, face à cette guerre, impliquer les communautés locales qui vivent sur les lieux de braconnage ou dont sont issus les braconniers permet d’obtenir des informations sûres, détaille Céline Sissler-Bienvenu. Grâce à cela, nous pouvons prévenir les crimes avant qu’ils ne se produisent. Au Kenya, nous avons récemment arrêté des braconniers juste avant qu’ils tuent une mère et son petit.» •
Le trafic d’espèces sauvages est le nouvel eldorado du crime organisé. Parmi toutes ses composantes, le commerce de cornes de rhinocéros est le plus visible et le mieux structuré. De l’Afrique du Sud au Vietnam, Olivia Mokiejewski a plongé dans les méandres de ce trafic pour le documentaire Rhino dollars, diffusé sur Arte, en partenariat avec Libération, mardi à 20 h 50.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors de cette enquête de deux ans ?
J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet en travaillant sur le business des trophées de chasse en Afrique du Sud, il y a quelques années. Je me suis vite rendu compte que dans le secteur du trafic de cornes de rhinocéros, personne ne fait confiance à personne, même du côté des défenseurs des animaux.
Il y a toujours le risque de recevoir des menaces, de devenir une cible des trafiquants si on parle trop. Les consommateurs de corne savent que c’est illégal, même si la pratique est très répandue, c’est donc très dur de les faire parler. Une autre difficulté a été de ne pas donner une vision manichéenne du sujet, avec les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. J’ai par exemple interviewé un braconnier qui m’a expliqué travailler aussi comme ranger [gardien de parc, ndlr]. Mais il ne gagne pas assez pour payer un vélo à son fils, alors comment le blâmer d’essayer de survivre ? Avez-vous été surprise par l’ampleur de ce commerce illégal ? J’ai commencé à la mesurer au vu des moyens déployés en Afrique du Sud pour lutter contre ce trafic. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi organisé. Les réseaux sont comme des entreprises, aussi étendus et hiérarchiques que pour le trafic de drogue. Ils emploient d’ailleurs souvent les mêmes services de sécurité. C’est impressionnant. Tout fonctionne grâce à la corruption présente au plus haut niveau des Etats concernés. Pendant mon enquête, ma plus grande crainte était de suivre un personnage dans son combat, pour apprendre plus tard qu’il avait été arrêté pour avoir participé au trafic. N’importe qui peut être mouillé du jour au lendemain.
Alors que la disparition des rhinocéros est une préoccupation internationale depuis longtemps, pourquoi n’est-elle pas endiguée ? Lesautorités,notammenteuropéennes, ne prennent pas le sujet au sérieux et en sous-estiment l’ampleur. C’est un crime organisé très lucratif et moins dangereux, car il y a moins de risques d’être arrêté et les sanctions sont peu sévères. Enormément de fonds sont levés pour la protection des rhinocéros, mais ils ne sont pas alloués au bon endroit. En Afrique du Sud, 375 ONG de défense de cet animal sont répertoriées. Certaines font du bon travail, mais beaucoup multiplient les conférences et vendent des tee-shirts sans que l’on sache où va l’argent. Il existe un business du rhino dans ce secteur aussi. Pour lutter efficacement contre le trafic, on doit s’attaquer au crime organisé. Sur place, les rangers n’ont parfois pas assez d’essence pour circuler dans les parcs. Les financements manquent quand il s’agit de mener des actions concrètes.
Vous montrez pourtant que c’est un trafic pour lequel des hommes meurent…
L’argent qui en découle alimente aussi d’autres commerces illégaux meurtriers. En Afrique du Sud, il cristallise toutes les tensions raciales post-apartheid. Avec, derrière les braconniers, une mafia chinoise intouchable. Mais les Occidentaux ont aussi leur responsabilité. Comment expliquer que, si vous êtes blanc et que vous avez 90 000 dollars (environ 77000 euros) à dépenser, vous avez le droit de tuer un rhinocéros en achetant un permis de chasse ? Tout cela pour que la tête de l’animal finisse en trophée dans un salon. Alors que pour un braconnier qui cherche à nourrir sa famille ou un consommateur de corne au Vietnam, on leur dit que ce n’est pas bien et qu’ils risquent de passer devant la justice pour cela ? Il faut en finir avec ce double discours.
Recueilli par A.Mt