SECOURS POPULAIRE
Des chefs pour mieux digérer l’ordinaire
Parallèlement à la nourriture qu’elle distribue, l’association propose à ses bénéficiaires des ateliers avec des cuistots renommés. Aperçu, dans le XVIIIe arrondissement de Paris.
Dans la cuisine attenante au local de distribution de nourriture du Secours populaire, dans le XVIIIe arrondissement parisien, Fari et Sadia observent le chef Franck Baranger couper des oignons. «Ah bah nous, on saura jamais faire comme ça!» rigole la première. «Même avec un couteau qui coupe bien, il faut le faire revenir vers toi», explique le cuisinier, avant de les laisser terminer la préparation.
BEIGNETS
C’est la quatrième fois que le chef du Pantruche, du Caillebotte et du Belle Maison, trois établissements à la mode dans le quartier de Pigalle, participe aux ateliers proposés par l’organisation caritative. Il raconte: «J’étais un peu stressé au début. En cuisine, tu es très organisé, tu as ton matos, alors qu’ici on fait avec les moyens du bord, tu te demandes si ça va leur plaire…» En arrivant ce matin, il ne savait pas avec quoi il cuisinerait. Les tomates un peu pâlottes en seront quittes pour finir dans des beignets, relevés de citron et de fromage râpé, et les courgettes sont transformées en soupe, accompagnée d’une crème d’oeufs au curry. Le petit plus, c’est la sauce chien, une spécialité créole (nommée en référence au couteau «chien» antillais utilisé pour couper les ingrédients) qui accompagnera les beignets, et dont le nom fait beaucoup rire Sadia, qui n’en a jamais mangé avant. Groupés autour du chef qui se lance dans une démonstration de fabrication de pâte à beignets, les participants sont attentifs. Et n’hésitent pas à le charrier, lorsqu’il ne donne pas assez d’explications: «Bah, faut que tu nous montres combien de cuillères tu mets !» tance Fari, alors que Franck Baranger y va au doigt mouillé.
Juste à côté, sur les étagères du local, quelques produits d’épicerie côtoient du lait infantile et des couches. Les réfrigérateurs et les bacs seront remplis de laitages et de pain plus tard dans la matinée, au retour de «la ramasse», la tournée quotidienne des supermarchés environnants ou du grossiste Metro situé à proximité, qui cèdent à l’association leurs invendus. L’aprèsmidi, les portes s’ouvriront aux bénéficiaires qui viendront faire leur marché, contre une participation «symbolique, importante pour la dignité des personnes», de 2 euros, selon Benjamin el Zein, responsable du Secours populaire. «On calcule les ressources et les charges des gens, et si le reste à vivre est en dessous de 6 euros par jour et par personne, on donne une carte alimentaire, qui permet de s’approvisionner ici, avec un système de points. Dans les faits,
très peu dépassent les 2 euros par jour. On a aussi des gens endettés, surtout des étudiants, qui sont les plus précaires de nos bénéficiaires», détaille-t-il, en nous faisant le tour du propriétaire.
Les bacs de fruits et légumes, eux, sont déjà remplis. Si les produits secs sont récoltés via le fonds européen d’aide aux plus démunis ou les collectes dans les supermarchés, 80 % des produits maraîchers sont achetés par l’association, pour pouvoir proposer des légumes en bon état: «Le but, c’est que les bénéficiaires prennent le sac de fruits et qu’ils ne s’écrasent pas pendant le trajet», précise Benjamin el Zein. Quelques paysans donnent aussi leur surplus, tout comme l’Amap qui utilise les locaux le jeudi et laisse au Secours populaire les paniers non réclamés. «En 2016, il y a eu un embargo sur la Russie, alors on a récupéré des palettes de pommes et de pommes de terre», ajoute-t-il.
COURGETTES
L’association dépense 800 euros par semaine en fruits et légumes frais pour nourrir 400 foyers. Difficile, à ce prix-là, de toujours respecter la saisonnalité, et donc de fournir des produits très goûteux ou variés. «Qu’est-ce qu’on peut faire avec une tomate en janvier?» fait remarquer le responsable. Une fois par mois, des chefs délaissent donc quelques heures leurs cuisines pour apprendre à accommoder les produits proposés dans ce simili-supermarché : «Yves Camdeborde avait par exemple proposé une brandade avec du colin surgelé, dont les bénéficiaires nous disaient qu’il était difficile à cuisiner car il rendait de l’eau.» Dans la cuisine, chaque petit conseil est bon à prendre, comme faire revenir ces courgettes sans les faire dorer, contrairement à ce que suggéraient les élèves du jour, «pour que la soupe reste bien verte». Ou détendre ses légumes crus à l’eau bouillante. Ou ajouter de l’eau gazeuse à la pâte pour l’alléger. Ou encore l’astuce pour sauver une soupe trop salée : selon le Franck Barranger, il ne faut pas ajouter d’eau mais plutôt du fromage frais pour ne pas trop la liquéfier. «Ça changera un peu la consistance, mais on ne peut pas tout avoir !» Comme la plupart de ses camarades Fari, Reda, Samia, Imene et Anissa, Sadia est bénéficiaire du Secours populaire mais aussi bénévole –une pratique assez courante à la fédération de Paris, où 10 à 15% des volontaires sont ou ont été accompagnés par l’association. Pour cette mère de cinq enfants dont un handicapé et non autonome, cette matinée est une occasion de socialiser et de se détendre. Comme Reda, qui élève seul ses enfants et qui avait déjà apprécié un premier atelier cuisine animé par Thierry Marx : «Je m’investis beaucoup ici parce que je ne connais personne à Paris, dit-il. Et puis j’aime cuisiner ! Même si dans un studio, il faut jouer la simplicité et la rapidité.»
«ESPUMAS»
De fait, l’enjeu est double : apprendre à sortir de l’ordinaire avec des mets qui changent peu d’une distribution à l’autre, et le faire avec peu de moyens matériels. Benjamin el Zein : «Quand on vit dans un hôtel social, on ne va pas se lancer dans quelque chose qui nécessite quinze casseroles ou faire des espumas dans tous les sens !» Franck Baranger, dont c’est le quatrième atelier, abonde: «Au début, je suis venu avec mes couteaux, mais j’ai arrêté : il faut faire avec ce qu’ils ont à la maison. L’idée, ce n’est pas de complexifier, c’est de les amener vers d’autres produits, de ne pas voir la caisse de pommes de terre vide et les autres légumes laissés de côté.» N’empêche, les participants ne sont pas mécontents d’utiliser ce jour-là la râpe professionnelle qu’une marque canadienne a cédée à l’association. Si les ateliers cuisine du Secours populaire existent depuis longtemps, ils ont pris à la fédération parisienne une autre tournure depuis l’arrivée de Benjamine Fajeau, productrice de télévision, qui a notamment travaillé pour Masterchef. «Je fais beaucoup d’émissions de cuisine, je me suis dit que ce n’était pas possible de jeter tous les produits que les candidats n’utilisent pas. Je ne suis pas vraiment bénévole, je suis plutôt carnet d’adresses !» plaisante-t-elle. Grâce à elle, plusieurs chefs sont venus animer des ateliers : «Ça leur fait du bien, ça les change du côté un peu “star”.» Elle a aussi récupéré du bon matériel : «A la fin de Masterchef, les marques ont été d’accord pour les offrir au Secours populaire. Dans ce genre d’émissions, des entreprises prêtent des ustensiles mais ça leur coûte cher de les rapatrier. Donc autant les donner.»
GRATIN
Tandis que Hosni revient un peu bredouille de la collecte du jour –«A Metro, ils ont pas donné de légumes aujourd’hui !» –, tout le monde, y compris quelques bénévoles en train de finaliser la mise en place pour l’après-midi, s’assoit autour de la table pour partager ce repas léger. Benjamine et Sadia devisent sur la crème aux oeufs (battus et épaissis dans une casserole, parfumés au curry et ragaillardis avec une belle quantité de beurre, il n’y a pas de secret, avant d’être mixés) : «Tiens, mon fils qui n’aime pas les oeufs, je vais lui faire manger ça, il n’y verra que du feu !» Reda demande des précisions sur la sauce chien, dans laquelle on peut mettre, selon le chef, à peu près tout ce qu’on aime d’herbes ou de condiments, et plaisante: «Me retrouver le seul homme à participer à l’atelier, c’est pas nouveau! Aux réunions de parents d’élèves aussi je suis le seul homme.» Tandis qu’Imene se ressert, Samia promet qu’elle refera la soupe à ses quatre enfants le soir même. Franck Baranger et Fary discutent des traditions culinaires du pays d’origine de cette dernière, le Sénégal : «On cuisine beaucoup à base de riz, de poisson…» Si Reda admet qu’il n’a pas encore cuisiné le gratin qu’il a appris à faire la fois précédente, Fari, elle, se met à rêver d’ouvrir son propre établissement. Ancienne gestionnaire de projet, douce et très souriante, elle «aime apprendre. On n’en finit jamais d’apprendre, peut-être qu’un jour j’aurai mon restaurant à moi. Je ne cuisinerai que des produits français. Ce sera un peu contradictoire et ça fera le charme».
«Le chef Yves Camdeborde avait par exemple proposé une brandade avec du colin surgelé, dont les bénéficiaires nous disaient qu’il était difficile à cuisiner car il rendait de l’eau.» Benjamin el Zein responsable au Secours populaire de Paris