Libération

Pinot-Nibali,

Le Franc-Comtois s’est imposé face au Sicilien, samedi, lors du 112e Tour de Lombardie, au terme d’un duel tel qu’il en existe rarement dans le cyclisme moderne. singulier combat

- Par PIERRE CARREY

Le temps ralenti, le temps de vivre. C’est l’impression que donne à petites touches le 112e Tour de Lombardie qui s’est déroulé samedi. Pouvoir surnaturel puisé de ses grands lacs, dans une lumière de phare jaune, qui dit que la nuit tombe sur la saison cycliste. C’est l’esprit de son vainqueur, Thibaut Pinot (Groupama-FDJ), éleveur d’ânes en Franche-Comté, qui ne se contente pas de remporter un «monument» du calendrier, mais y appose un style en voie de disparitio­n, une fureur humanisée, une pression nette mais tranquille comme un panier chinois en bambou qui cuit les légumes à la vapeur douce.

Pour que le récit soit à souhait romantique, Pinot, 28 ans, a réinstallé la grande figure du duel. Roulant sur une même ligne avec Vincenzo Nibali (Bahrain-Merida), 33 ans, lui à droite, son adversaire italien à gauche de la route, il semblait s’inquiéter de la présence de l’ancien double vainqueur qui, au lieu de se caler dans son ombre, choisissai­t de lui coller les flancs.

Batailles.

Pinot jetait des regards obliques et plantait de longs sprints pour s’isoler. Nibali revenait à tous les coups, assis sur sa selle. Jusqu’à un peu moins de 14 kilomètres de l’arrivée, dans la côte de Civiglio, où Nibali se trahit, cherche de quoi manger, tangue vers la rigole et cesse soudain de se battre : Pinot regarde, comprend et se porte en tête avec vingt secondes d’écart, par la force d’une seule attaque. On oubliera que les deux coureurs ont été accompagné­s un temps du Slovène Primoz Roglic (LottoNL-Jumbo) et du Colombien Egan Bernal (Team Sky). Il n’y avait qu’eux. Ils ont effacé le reste du peloton dans le Mur de Sormano, affreuseme­nt dur (1,9 kilomètre de pente à 15,8 % de moyenne et un à-pic à 27%) et perché loin de l’arrivée à Côme (48 km). L’Espagnol Alejandro Valverde (Movistar), le récent champion du monde, ou le Français Romain Bardet (AG2R la Mondiale), ne pouvaient suivre.

Puis le duel s’engagea en descente. Nibali est normalemen­t prodigieux sur ce terrain : il ne parvenait pas à semer Pinot qui s’autorisait même à passer devant. Etait-ce déjà la défaite de l’Italien ? Si Pinot ne perdait pas de temps à cet endroit, il devait gagner la course. Vint le face-à-face de Civiglio. Mental autant que physique. Pinot explique après coup : «[Nibali] se mettait à ma hauteur. C’était déstabilis­ant. Mais j’ai compris que c’était du bluff. Il ne fallait pas douter.» Cet affronteme­nt à deux rappelait quelques instants les batailles qui ont fait la popularité du cyclisme. Le tableau est devenu rare dans un sport qui consiste principale­ment à placer l’équipe la plus dominatric­e en tête de peloton, pour délivrer le coureur le plus dominateur à la bonne adresse, comme un colis postal : on écrase la concurrenc­e comme une formalité administra­tive. Tout au contraire, Vincenzo Nibali et Thibaut Pinot ont dessiné des scènes animales, de reniflage, grognement­s rentrés, regards croisés, poils qui se touchent.

Déchiremen­t.

Les deux se rendaient hommage à l’arrivée. Pinot relevait que Nibali avait eu raison par son audace, en lançant la course loin de l’arrivée, dans le Mur de Sormano : «Je voulais le faire. Est-ce que je l’aurais fait? Pas sûr…» Nibali allume la mèche, Pinot embrase. Un duel est au départ une cause commune, avant le déchiremen­t. C’est aussi une amitié contrariée. Un compagnonn­age né il y a quatre ans, quand le Sicilien remportait le Tour de France et que le Franc-Comtois terminait troisième. Réactivé sur le Tour de Lombardie 2017 quand Nibali décrochait Pinot en descente pour s’imposer. Entre autres passes d’armes.

Ils courent rapprochés par une idée «romantique» du vélo. Faible en calculs, nourrie d’attaques, émaillée d’accidents comme cette année encore: pneumopath­ie sur le Giro pour Pinot en mai, qui l’a conduit à l’hôpital et privé d’un podium ; chute dans l’Alpe d’Huez pour Nibali qui l’a exclu du Tour de France et lui a brisé une vertèbre… Thibaut Pinot, le bon vainqueur sur la bonne course, est aussi tombé sur le bon adversaire. A l’arrivée, dans une fatigue heureuse, il juge : «C’était un beau duel !» •

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PHOTO LUK BENIES. AFP Vincenzo Nibali et Thibaut Pinot, samedi.

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