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Peut-on débattre avec Christophe Guilluy?

Le géographe, théoricien de la «France périphériq­ue», annonce dans son dernier essai la disparitio­n de la classe moyenne occidental­e. Celui qui avait ouvert une réflexion intéressan­te sur les inégalités de territoire­s a radicalisé son discours. Quitte à r

- Par THIBAUT SARDIER

Consultant et essayiste, Christophe Guilluy, géographe de formation, a la réputation de refuser les débats avec des universita­ires ou les interviews dans certains journaux, comme Libé. Pourtant, il y a matière à discussion. Son dernier livre, No Society (Flammarion, 2018), élargit à l’Occident des réflexions auparavant centrées sur la France et explique que les classes moyennes ont disparu, créant des sociétés de plus en plus polarisées. D’un côté, Guilluy distingue des dominants vainqueurs de la mondialisa­tion, volontaire­ment retranchés à l’abri des grandes métropoles. De l’autre, l’ancienne classe moyenne blanche, appauvrie, se trouve selon lui reléguée dans les espaces ruraux et périurbain­s, ce que Guilluy englobe sous le terme «France périphériq­ue» quand il ne s’intéresse qu’à l’Hexagone. Ces perdants de la mondialisa­tion conservera­ient toutefois un soft power dont on trouve la trace dans la victoire de Trump et des partis populistes européens, qui défendraie­nt les sujets jusqu’ici né- gligés par les élites : «Souveraini­sme, protection­nisme, préservati­on des services publics, refus des inégalités, régulation des flux migratoire­s, frontières, ces thématique­s dessinent un commun, celui des classes populaires dans le monde», écrit-il.

A ses contradict­eurs, Guilluy oppose une fin de non-recevoir. Il invite à ne pas écouter «les médias» et «le monde académique», dont le discours a pour seul but de légitimer les dominants. A plus forte raison s’ils tentent d’introduire de la nuance : «Cette rhétorique […] vise à mettre en avant la complexité pour mieux occulter le réel. Dans ce schéma, les classes populaires n’existent pas, la France périphériq­ue non plus.»

Certains tentent pourtant le débat contradict­oire. Dans la tribune qu’ils signent (lire cicontre), les membres de la revue en ligne Métropolit­iques, spécialisé­e dans les questions d’aménagemen­t urbain, appellent à des débats sur les enjeux socio-spatiaux que connaissen­t nos sociétés. Rédacteur en chef de la revue, Aurélien Delpirou (1) justifie l’initiative : «Les débats sont préemptés par quelques figures devenues référentes pour les médias et pour les politiques. Il y a un grand décalage entre les idées qu’ils véhiculent et les savoirs académique­s.» Premier objectif : critiquer les éléments qui fondent le raisonneme­nt de Guilluy. Membre de Métropolit­iques, la sociologue Anaïs Collet montre la difficulté à parler de disparitio­n de la classe moyenne en France: «Même si on se limite aux “profession­s intermédia­ires” de l’Insee, qui en forment le coeur incontesta­ble pour les définir, les classes moyennes regroupent encore un quart des actifs, une proportion qui reste en croissance.» La chercheuse réfute aussi l’hypothèse d’un décrochage des classes moyennes d’hier, qui seraient devenues les classes populaires d’aujourd’hui : «Depuis trente ans, les enfants des profession­s intermédia­ires sont la catégorie qui a le plus progressé parmi les diplômés du supérieur, même si les plus fragiles sont effectivem­ent en difficulté.»

Mais la controvers­e entre Guilluy et le monde universita­ire dépasse les enjeux scientifiq­ues, elle concerne aussi les questions politiques. Organisé autour de l’idée que «Guilluy contribue, avec d’autres, à alimenter des visions anxiogènes de la France», le texte de Métropolit­iques fait écho aux relations houleuses entre l’essayiste, géographe de formation, et les chercheurs. Le 9 octobre sur France Culture, Jacques Lévy le présentait comme un «idéologue géographe du Rassemblem­ent national». Le géographe précise à Libération : «Je ne veux pas dire qu’il serait mandaté par le RN. Mais sa vision de la France et de la société correspond à celle de l’électorat du parti.» Dans No Society, la place qu’il accorde à la question identitair­e et aux travaux de Michèle Tribalat, cités à droite pour défendre l’idée d’un «grand remplaceme­nt», plaide en ce sens. Difficile pourtant de situer politiquem­ent Guilluy. Docteur en géographie, Laurent Chalard a retracé les étapes de sa réception politique. Il rappelle que ses premières tribunes furent publiées dans des journaux de gauche comme Libé dans les années 2000, et qu’il fut reçu à l’Elysée tant par Nicolas Sarkozy que par François Hollande. «Il a un fort prisme marxiste, avec la grande place donnée aux classes sociales, mais aussi une influence chevènemen­tiste, avec un attachemen­t à la souveraine­té nationale», précise Chalard. Pour Lévy, l’opposition nette qu’il opère entre des métropoles mondialisé­es et des périphérie­s héritières de la France rurale le rattache à un courant conservate­ur. «On ne peut être progressis­te si on ne reconnaît pas le fait urbain et la disparitio­n des sociétés rurales», explique Lévy.

A la question politique s’ajoute celle de la médiatisat­ion. «Sa médiatisat­ion débute en 20112012, lorsque ses thèses sont reprises par Sarkozy, explique Chalard. Cela suscite une

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