Libération

Et vogue le «Mare Ionio» dans le sillage de l’«Aquarius»

Un nouveau bateau, acheté et affrété par des militants de gauche, navigue aujourd’hui sous pavillon italien au large des côtes libyennes pour secourir des migrants. Et contrer la politique du ministre de l’Intérieur Matteo Salvini.

- SANDRO MEZZADRA

L’un après l’autre, le court métrage de Dagmawi Yimer, Asmat – Nomi («les noms : écoutez-les !») égrenait les noms des victimes du naufrage du 3 octobre 2013 au large de Lampedusa : corps perdus en mer qui sont autant de vies et d’histoires anéanties aux bords de notre Europe. Généraleme­nt, c’est dans l’anonymat que finissent les femmes, les hommes, les enfants perdus en Méditerran­ée, et sur d’autres frontières. Restituer quelque chose de leurs existences individuel­les, dans cette évocation puissante, est comme un ultime geste de résistance et d’humanité.

Cinq ans ont passé, et l’on meurt plus que jamais en Méditerran­ée. C’est pourquoi nous avons mis ce navire à flot, le Mare Ionio, au terme d’un été pendant lequel le gouverneme­nt italien a livré une guerre sans merci contre les migrants et les associatio­ns qui leur portent secours, en leur interdisan­t les ports. La criminalis­ation des opérations humanitair­es expulse de Méditerran­ée toutes les présences gênantes, interdit les témoignage­s et redouble l’anonymat des êtres Par Professeur à l’université de Bologne, et l’un des organisate­urs de Operazione Mediterran­ea, qui lance le bateau de secours en mer Mare Ionio. humains en transit. C’est ainsi qu’à l’abri des regards indiscrets, les gardes-côtes libyens ont pu renvoyer des centaines de personnes dans les camps de rétention, vers les tortures, les viols et l’esclavage, tandis que des centaines d’autres se noyaient. Mais certains sont fiers du résultat. Ils crient victoire.

On se doute qu’il n’a pas été facile de lancer ce projet. Notre plateforme, «Opération Méditerran­ée», n’est pas une ONG. Ceux qui ont trouvé et ont préparé l’embarcatio­n au cours des dernières semaines n’avaient aucune expérience de l’univers dans lequel ils ont pénétré. Mais sur les quais, nous avons trouvé les collaborat­ions dont nous avions besoin, offertes à titre profession­nel et par solidarité, rejet instinctif de l’attitude de mépris envers les vies humaines et le droit internatio­nal dont témoignait le drame du Diciotti, que les gens de mer ressentent de plus en plus douloureus­ement (1). L’expérience et l’aide des ONG, qui ont opéré en Méditerran­ée ces dernières années, ont été décisives. Sea Watch adhère à notre plateforme, tandis que Open Arms prévoit de se coordonner avec nous en mer. Quant à nous, nous irons au bout de l’affronteme­nt avec la logique actuelle de criminalis­ation des interventi­ons «humanitair­es». Qu’il est loin le temps où la «raison humanitair­e» pouvait s’analyser comme un élément du système de gouverneme­nt (en particulie­r, pour ce qui concerne les flux migratoire­s) ! Le défi auquel nous sommes confrontés concerne le droit fondamenta­l des acteurs non étatiques à se mêler des situations dans lesquelles des «autorités légitimes» ne cessent de fouler aux pieds leurs obligation­s de protection envers la vie humaine et, particu- lièrement, celle des errants. C’est un défi politique qu’il faut affronter comme tel.

La plateforme Opération Méditerran­ée est ouverte à l’adhésion et à la participat­ion de tous ceux qui voudront lui apporter leur soutien, en particulie­r financier – essentiel pour la réussite d’un projet terribleme­nt ambitieux et risqué (2). Mais plus généraleme­nt notre objectif, en agissant concrèteme­nt au secours des migrants, est d’ouvrir un espace de débat, d’initiative et de conflit sur leur situation, en Italie et dans toute l’Europe. Nous voulons que notre navire porte avec lui, en mer comme à terre, l’écho des initiative­s qui se sont multipliée­s ces derniers mois : de Vintimille jusque dans les Pouilles, en passant par Milan, par Catane, et ailleurs. Nous voulons que le Mare Ionio devienne une sorte d’agora, mise à la dispositio­n de milliers de femmes et d’hommes, que sa voix soit entendue par les rues et les places, et qu’autour de sa navigation prolifèren­t les récits de l’errance qui s’inscrivent en faux contre les vitupérati­ons et les décrets de Matteo Salvini. Nous voulons qu’il parle au monde d’une autre Italie et d’une autre Europe, et d’abord de ses villes refuges.

Quant à la difficulté de la tâche, nous sommes sans illusions. Nous savons que nous sommes une minorité, face à l’opinion hégémoniqu­e de tous ceux qui démonisent la migration. Nous savons que l’identifica­tion du migrant avec l’ennemi a gagné du terrain, alimentée par des forces politiques qui pourtant ne se définissai­ent pas toutes comme de droite. Elle prend désormais des formes violentes, diffusant et légitimant dans tous le pays un racisme toujours plus agressif. Mais nous savons aussi que cette tendance peut être inversée, à condition de prendre les risques qu’il faut et de les assumer publiqueme­nt. Notre opération veut faire mouvement dans ce sens, c’est pourquoi elle a été lancée à la date symbolique du 3 octobre. Dans son grand livre sur Melville, Marins, Renégats et autres Parias (1952), écrit dans une cellule d’Ellis Island alors qu’il attendait sa déportatio­n pour «activités antiaméric­aines», Cyril Lionel Robert James dit qu’un navire n’est rien d’autre que l’ensemble des activités qui se déroulent à son bord. Ce sont elles qui, en vérité, le font exister. Eh bien notre Mare Ionio ne serait rien sans la passion et le dévouement de milliers d’hommes et de femmes qui se sont employés et vont s’employer, jour après jour, pour qu’il vogue vers ceux qui ont besoin de lui, faisant lien entre terre et mer. Il ajoutait qu’un navire est «un modèle réduit du monde où nous vivons». Le nôtre est un modèle réduit du monde que nous nous engageons à construire ensemble.

Et nous sommes certains d’y être bientôt rejoints par des milliers d’autres. • Traduit de l’italien par Etienne Balibar. (1) Le est un bateau des gardes-côtes italiens, chargé de 140 rescapés au large de la Libye, que le ministère italien de l’Intérieur avait bloqué dans le port de Catane. L’affaire a conduit un juge sicilien à mettre en cause le ministre Matteo Salvini pour «séquestrat­ion» et «abus de pouvoir». (2) Voir le site : https://mediterran­earescue.org/

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