CheckNews et Chez Pol sont dans un bateau
A «Libération», deux logiques journalistiques entrent en collision. L’une pratique le culte de la transparence, l’autre le confidentiel.
Même si la péripétie peut paraître picrocholine, il ne faudrait pas minimiser l’importance du choc feutré, la semaine dernière, entre deux rubriques de Libération. D’un côté, CheckNews cellule de vérification des informations, sur saisine directe des internautes. De l’autre, Chez Pol, nouvelle lettre d’information politique, censée publier des informations politiques confidentielles. Or donc, ça devait bien arriver un jour, il arriva que CheckNews se trouvât interpellé par un internaute malicieux sur une information confidentielle diffusée par Chez Pol. L’information ? Averti que la Place Beauvau pourrait revenir à un ex-collaborateur de Nicolas Sarkozy, Jean Castex, Christophe Castaner, secrétaire d’Etat aux Relations avec le Parlement, aurait menacé de démissionner s’il n’était pas lui-même nommé ministre de l’Intérieur. Un chantage à la démission? L’info est de taille. Saisi, donc, Robin Andraca, de CheckNews, interroge son confrère de Chez Pol (non nommé). Lequel dévoile (un peu) sa source : une confidence dudit Castex à «un élu francilien» (non nommé non plus). C’est cet «élu francilien» qui l’a rapportée à «un responsable du journal» (non nommé, ter). A peine l’écho paru, Castex et Castaner le démentent. Castaner n’a jamais dit ça, et Castex ne l’a jamais rapporté. Et voilà donc Chez Pol sur le gril de CheckNews. Chez Pol a-t-il vérifié son info ? demande l’enquêteur de Check News, Robin Andraca. Non, «timing trop serré» avoue-t-on Chez Pol. Et d’ajouter que ce type d’information ne rencontre jamais de confirmation de la part des intéressés.
«Sur le fond de l’info, c’est invérifiable. Le seul moyen de confirmer aux yeux du grand public que cette info est vraie, c’est que Castaner dise oui j’ai bien menacé de démissionner, ce qui n’arrivera évidemment jamais à ce moment-là, en plein remaniement.» Conclusion de Chez Pol : «C’est jamais sûr à 1 000 %. Il n’y aura pas de preuve que Castaner a menacé de poser sa démission. C’est juste une question de fiabilité des uns et des autres.» Chez Pol maintient-il son information ? «Oui. Sauf si notre source nous dit qu’il la retire.» Hypothèse bien improbable.
D’un côté, le culte de la transparence, né de la brutale interpellation des multitudes numériques. De l’autre, un monde de pénombre complice, propice aux confidences.
Sous les apparences – trompeuses – d’une enquête à la machine à café, ce sont donc bien deux traditions journalistiques qui se confrontent ici. L’information «Castaner aurait menacé de démissionner», ressort de la catégorie de «l’indiscret politique», autrement dénommé «confi», et par définition improuvable. Ces confidences off the record ne laissent jamais de traces. La principale incarnation en France de cette catégorie est la légendaire page 2 du Canard Enchaîné, qui s’est d’ailleurs fait épingler quelques jours plus tôt en assurant, sur la base de confidences anonymes, que la démission de Gérard Collomb était mise en scène par le susdit, et par l’Elysée. «Gérard Collomb, écrivait le Canard, n’a pas pensé une seconde à quitter ses fonctions.» Hypothèse hardie, fondée sur les confidences concordantes d’un «conseiller de l’Elysée» et d’un «fidèle parmi les fidèles de Collomb». Hélas, entre l’impression et la mise en vente du palmipède, Collomb avait vraiment démissionné. C’était cette info elle-même, qui était bidon. Certains journalistes politiques ont construit sur cet artisanat des «confis» de colossaux succès d’édition et de réputation, comme l’actuel directeur de la Provence Franz-Olivier Giesbert, grand collecteur de citations ravageuses attribuées à des présidents de la République, de préférence après leur mort ou leur sortie de l’Elysée. On pourrait multiplier les noms. C’est la première fois que cette logique journalistique entre en collision (feutrée, mais frontale, et hautement symbolique, a fortiori au sein du même journal) avec une autre culture d’importation plus récente en Europe latine qui n’aime rien tant que les belles histoires: le fact-checking. Le journaliste de vérification n’a que faire des romans. Il ne manie qu’un couperet de questions de base: Qui? Quoi? Où? Quand? Combien de sources différentes ? On pourrait estimer ces deux logiques simplement complémentaires, mais non. Ces deux écoles n’ont rien pour se comprendre, ni même pour se parler. D’un côté, le culte de la transparence, né de la brutale interpellation des multitudes numériques. De l’autre, un monde de pénombre complice, propice aux confidences. Ces deux écoles sont-elles durablement compatibles ? L’une va-t-elle conduire l’autre au dépérissement? •