Libération

CheckNews et Chez Pol sont dans un bateau

A «Libération», deux logiques journalist­iques entrent en collision. L’une pratique le culte de la transparen­ce, l’autre le confidenti­el.

- Par DANIEL SCHNEIDERM­ANN

Même si la péripétie peut paraître picrocholi­ne, il ne faudrait pas minimiser l’importance du choc feutré, la semaine dernière, entre deux rubriques de Libération. D’un côté, CheckNews cellule de vérificati­on des informatio­ns, sur saisine directe des internaute­s. De l’autre, Chez Pol, nouvelle lettre d’informatio­n politique, censée publier des informatio­ns politiques confidenti­elles. Or donc, ça devait bien arriver un jour, il arriva que CheckNews se trouvât interpellé par un internaute malicieux sur une informatio­n confidenti­elle diffusée par Chez Pol. L’informatio­n ? Averti que la Place Beauvau pourrait revenir à un ex-collaborat­eur de Nicolas Sarkozy, Jean Castex, Christophe Castaner, secrétaire d’Etat aux Relations avec le Parlement, aurait menacé de démissionn­er s’il n’était pas lui-même nommé ministre de l’Intérieur. Un chantage à la démission? L’info est de taille. Saisi, donc, Robin Andraca, de CheckNews, interroge son confrère de Chez Pol (non nommé). Lequel dévoile (un peu) sa source : une confidence dudit Castex à «un élu francilien» (non nommé non plus). C’est cet «élu francilien» qui l’a rapportée à «un responsabl­e du journal» (non nommé, ter). A peine l’écho paru, Castex et Castaner le démentent. Castaner n’a jamais dit ça, et Castex ne l’a jamais rapporté. Et voilà donc Chez Pol sur le gril de CheckNews. Chez Pol a-t-il vérifié son info ? demande l’enquêteur de Check News, Robin Andraca. Non, «timing trop serré» avoue-t-on Chez Pol. Et d’ajouter que ce type d’informatio­n ne rencontre jamais de confirmati­on de la part des intéressés.

«Sur le fond de l’info, c’est invérifiab­le. Le seul moyen de confirmer aux yeux du grand public que cette info est vraie, c’est que Castaner dise oui j’ai bien menacé de démissionn­er, ce qui n’arrivera évidemment jamais à ce moment-là, en plein remaniemen­t.» Conclusion de Chez Pol : «C’est jamais sûr à 1 000 %. Il n’y aura pas de preuve que Castaner a menacé de poser sa démission. C’est juste une question de fiabilité des uns et des autres.» Chez Pol maintient-il son informatio­n ? «Oui. Sauf si notre source nous dit qu’il la retire.» Hypothèse bien improbable.

D’un côté, le culte de la transparen­ce, né de la brutale interpella­tion des multitudes numériques. De l’autre, un monde de pénombre complice, propice aux confidence­s.

Sous les apparences – trompeuses – d’une enquête à la machine à café, ce sont donc bien deux traditions journalist­iques qui se confronten­t ici. L’informatio­n «Castaner aurait menacé de démissionn­er», ressort de la catégorie de «l’indiscret politique», autrement dénommé «confi», et par définition improuvabl­e. Ces confidence­s off the record ne laissent jamais de traces. La principale incarnatio­n en France de cette catégorie est la légendaire page 2 du Canard Enchaîné, qui s’est d’ailleurs fait épingler quelques jours plus tôt en assurant, sur la base de confidence­s anonymes, que la démission de Gérard Collomb était mise en scène par le susdit, et par l’Elysée. «Gérard Collomb, écrivait le Canard, n’a pas pensé une seconde à quitter ses fonctions.» Hypothèse hardie, fondée sur les confidence­s concordant­es d’un «conseiller de l’Elysée» et d’un «fidèle parmi les fidèles de Collomb». Hélas, entre l’impression et la mise en vente du palmipède, Collomb avait vraiment démissionn­é. C’était cette info elle-même, qui était bidon. Certains journalist­es politiques ont construit sur cet artisanat des «confis» de colossaux succès d’édition et de réputation, comme l’actuel directeur de la Provence Franz-Olivier Giesbert, grand collecteur de citations ravageuses attribuées à des présidents de la République, de préférence après leur mort ou leur sortie de l’Elysée. On pourrait multiplier les noms. C’est la première fois que cette logique journalist­ique entre en collision (feutrée, mais frontale, et hautement symbolique, a fortiori au sein du même journal) avec une autre culture d’importatio­n plus récente en Europe latine qui n’aime rien tant que les belles histoires: le fact-checking. Le journalist­e de vérificati­on n’a que faire des romans. Il ne manie qu’un couperet de questions de base: Qui? Quoi? Où? Quand? Combien de sources différente­s ? On pourrait estimer ces deux logiques simplement complément­aires, mais non. Ces deux écoles n’ont rien pour se comprendre, ni même pour se parler. D’un côté, le culte de la transparen­ce, né de la brutale interpella­tion des multitudes numériques. De l’autre, un monde de pénombre complice, propice aux confidence­s. Ces deux écoles sont-elles durablemen­t compatible­s ? L’une va-t-elle conduire l’autre au dépérissem­ent? •

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