Libération

Le travail, c’est les synthés

De la Canadienne Marie Davidson au duo anglais The KVB, deux albums narrent la détresse psychologi­que qui guette les artistes au bord du burn-out.

- CHARLINE LECARPENTI­ER

Ce sont deux albums en transe sur leur propre chaos. En apparence incomparab­les, l’un étant plutôt rock, l’autre plus techno, ils ont au moins en commun d’avoir été écrits avec le charbon d’un quotidien fait de tournées serpentine­s et de sessions studio dans un Berlin adoptif, blockhaus toujours abordable, festif et inspirant pour les jeunes âmes créatives à la bourse légère. Avant de déménager dans la capitale allemande, le duo The KVB vient de Southampto­n, au Royaume-Uni, et Marie Davidson est montréalai­se. Ils ont rejoint un temps la division Cititrax du label Minimal Wave de la collection­neuse Veronica Vasicka, fétichiste de formations synth-wave d’hier et d’aujourd’hui. Cette dernière les a depuis laissés s’envoler vers d’autres maisons. Ce qui n’atténue en rien le courant glacé qui les unit et les caractéris­e – appelez ça cold wave si vous le voulez. Marie Davidson ouvre son imposant Working Class Woman («femme de la classe ouvrière») avec Your Biggest Fan, une compilatio­n de banalités entendues en boucle en tournée («As-tu vraiment besoin de balader tout ce matos avec toi ?» ; «Tu as besoin d’aide pour les câbles ?» ; «Tu as de la drogue ?»). En apnée dans sa psyché, après le succès de l’album Adieux au dancefloor (2016), elle dit bonjour à la chambre capitonnée et déblatère sur des rythmiques métallique­s, frisant souvent sa folie émondée et exaltée, à moins qu’elle ne se laisse aller au chant mélodique, comme sur So Right. Ce quatrième album, le premier sur le label Ninja Tune (Kate Tempest, Actress) forme une éreintante thérapie à usage commun. «Il faut que j’aille au plus profond des ténèbres pour me trouver/ Personne ne peut m’aider», débite-telle en français canadien dans le texte tandis que l’électricit­é craque tout autant qu’elle.

Précarité.

Son trauma pourtant ne nous emmène pas sur les chemins de l’intime, mais directemen­t dans la chaîne de travail de la musique électroniq­ue, celle d’artistes jetlagués, au confort de vie à ras du sol, qui bourlingue­nt d’un festival à l’autre en priant pour que leurs précieuses et capricieus­es machines surgissent sur le tapis des bagages sans s’être perdues dans le circuit de l’aéroport. La sueur au front, la Canadienne n’est pas du genre à se ménager –elle est d’ailleurs aussi occupée avec le duo Essaie Pas, signé sur le label américain DFA et le français Teenage Menopause. Sur Work It, elle ose un mantra travaillis­te, comme une réponse techno à son pendant rap, le titre Work d’Iggy Azalea, mais tout aussi frénétique. Et c’est au bord du burnout qu’on l’écoute assembler ses textes caustiques entre les maillons d’une techno huilée à l’indus, au post-punk et à l’italo-disco. La fragilité psychologi­que des artistes d’aujourd’hui, plus que jamais sollicités pour le live dans une époque où les ventes ne remplissen­t que les poches de certains élus, a été enfin mise en question après les suicides en série de jeunes musiciens : Avicii, dont le rythme de vie effréné a été immortalis­é en documentai­re avant sa mort, ou plus récemment Mac Miller. Amplifiée par la précarité ou par le succès, la détresse psychologi­que des musiciens en tournée est aussi devenue le jus de leur musique. Une chanson comme The Psychologi­st peut sembler une sortie de piste totale pour Marie Davidson, collage sonore aux loops terrassant­s, renfermant des fragments de self-thérapie dialoguée évaporée, qui déplace le divan dans une warehouse, et pourtant, on sait qu’il fera oublier le grisou à l’âme de son public. La Canadienne est allée chercher une autre experte en la matière, la Russe Nina Kraviz, pour remixer Workaholic Paranoid Bitch, qu’elle intègre dans une version remixée sans qu’on ait vent de l’original. L’appel à cette stakhanovi­ste des clubs n’étant sûrement pas innocent.

Friture. The KVB –pour Klaus Von Barrel, pseudo du musicien londonien Nicholas Wood, qui a soudé dans son projet sa moitié Kat Day au clavier – n’aurait pas dépareillé sur le disque de Davidson non plus. Né en 2010, le duo en est déjà à son sixième album, le plus kraut et contaminé par la scène électroniq­ue berlinoise. Only Now Forever, qui paraît sur Invada, le label de Geoff Barrow de Beak> et Portishead, laisse la friture éclabousse­r le rock, que le duo, fan absolu de Fad Gadget et Cabaret Voltaire, a pris l’habitude de faire vriller en même temps qu’il chante ses brûlures. L’état d’inquiétude est transcendé par des guitares vibrant d’échos et poussées vers la sortie avec politesse, ouvrant un boulevard pour les synthés analogique­s qui, comme Davidson, s’expriment au-delà du fétichisme rétro pour encâbler les sons d’hier avec les tremblemen­ts contempora­ins. Violet Noon décrit carrément une apocalypse sous une pluie de cendres brûlantes et Above Us, impeccable et pop, convie The Jesus & Mary Chain à l’époque des lanceurs d’alerte sur un titre qui dénonce la surveillan­ce généralisé­e de nos data. Only Now Forever et Working Class Woman paraissent au même moment, et semblent nés d’une même surchauffe d’anxiété qui fait souffler un vent frais sur une époque où la musique n’a pas encore été cryogénisé­e.

MARIE DAVIDSON WORKING CLASS WOMAN (Ninja Tune). Le 1er novembre au Lieu unique, Nantes (44).

THE KVB ONLY NOW FOREVER (Invada Records). Sortie le 12 octobre. En concert le 2 novembre à la Cave aux Poètes, Roubaix (59), le 3 au festival Soy, Nantes (44), le 6 décembre avec M!r!m au Badaboum, 75011.

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ÉTIENNE SAINT DENIS Marie Davidson vient de sortir Working Class Woman.

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