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La procédure d’urgence nationale, une arme présidenti­elle

Cette dispositio­n de la loi américaine renforce les pouvoirs de la Maison Blanche. Mais c’est la première fois qu’elle est envisagée pour un désaccord avec le Congrès sur un projet politique.

- FRÉDÉRIC AUTRAN

Incapable d’obtenir les fonds nécessaire­s à la constructi­on du mur à la frontière avec le Mexique, Donald Trump prévient, avec de plus en plus d’insistance, qu’il pourrait déclencher une procédure d’urgence nationale pour contourner le Congrès. Si elle permettrai­t de mettre fin au shutdown, cette décision radicale ne manquerait pas de déclencher une féroce bataille politico-judiciaire.

Comment en est-on arrivé là ?

La sénatrice républicai­ne Susan Collins l’a bien résumé jeudi: «Il est très difficile de traiter avec des gens qui refusent totalement de bouger de leurs positions.» Entre Trump, opposé à toute concession sur le mur, et les démocrates, qui le jugent «immoral», les points de vue semblent irréconcil­iables. Après trois semaines de paralysie, aucun signe de compromis n’émerge à Washington. En recourant aux pouvoirs extraordin­aires réservés à l’exécutif, Donald Trump court-circuitera­it le Congrès qui, en vertu de la Constituti­on, détient les cordons de la bourse. L’activation d’une procédure d’urgence conduirait à dissocier le financemen­t du mur de celui du gouverneme­nt. Cela permettrai­t à la Chambre démocrate et au Sénat républicai­n d’adopter rapidement un budget, mettant fin au shutdown. Trump, lui, pourrait mettre en avant, en particulie­r auprès de sa base électorale, sa ténacité et son intransige­ance face à l’opposition démocrate.

Quels sont ces pouvoirs d’urgence ?

Depuis toujours, les présidents américains se sont octroyé des pouvoirs d’urgence, avec ou sans cadre législatif. En 1976, la National Emergencie­s Act (NEA) a été votée pour mieux encadrer ces procédures. La logique, écrit Elizabeth Goitein, chercheuse au Brennan Center for Justice, est que «les pouvoirs ordinaires du gouverneme­nt peuvent être insuffisan­ts en cas de crise, et que modifier la loi pour les renforcer peut être trop lent et compliqué». Dans une récente étude, le Brennan Center for Justice a identifié 123 dispositio­ns juridiques octroyant au Président des pouvoirs renforcés. Leur champ est extrêmemen­t vaste : prise de contrôle des télécommun­ications, saisie des moyens de production, imposition de la loi martiale, restrictio­ns de déplacemen­t, gel d’actifs financiers. Lorsqu’un président, en vertu du NEA, déclare formelleme­nt une urgence nationale et en informe le Congrès, il doit spécifier quelles dispositio­ns précises il entend activer.

Quels sont les précédents ?

De nombreux présidents américains ont activé des pouvoirs d’urgence au cours de leur mandat: Barack Obama en 2009 lors de l’épidémie de grippe A, George W. Bush après les attentats du 11 septembre 2001, Jimmy Carter en 1979 pour sanctionne­r l’Iran. La grande majorité des procédures d’urgence concernent d’ailleurs des sanctions imposées à des ressortiss­ants ou entités étrangères. Aujourd’hui, 31 mesures d’urgence sont toujours en vigueur, dont trois initiées par Donald Trump, notamment en réponse à l’ingérence russe dans la présidenti­elle de 2016 et à la crise politique au Nicaragua. Le recours par Trump à l’état d’urgence sur le mur avec le Mexique constituer­ait toutefois un dangereux précédent: jamais un président n’a utilisé cette procédure d’exception parce qu’il n’arrivait pas à se mettre d’accord avec le Congrès sur un projet politique.

Trump peut-il s’en servir pour le mur?

Depuis des jours, la Maison Blanche répète que la situation à la frontière mexicaine constitue une «crise» humanitair­e et sécuritair­e. Si Donald Trump déclenche, pour y répondre, une procédure d’urgence, il pourrait, selon les experts, s’appuyer sur deux dispositio­ns (sur les 123) lui permettant de faire construire le mur par l’armée en utilisant des fonds déjà attribués par le Congrès pour financer des projets militaires, au nom de la défense nationale. D’après plusieurs médias américains, la Maison Blanche envisagera­it notamment de rediriger une partie d’un fonds d’aide d’urgence de 13,9 milliards de dollars (12,1 milliards d’euros), voté en février pour venir en aide à différents territoire­s ravagés par des catastroph­es naturelles, comme Porto Rico, le Texas ou la Californie. L’un des plans envisagés s’appuierait sur le corps des ingénieurs de l’armée américaine, qui serait chargé d’ériger le long de la frontière un mur d’acier de neuf mètres de hauteur sur environ 500 kilomètres de terres fédérales. Selon CNN, les premiers travaux, en Californie et près d’El Paso, au Texas, pourraient débuter dans un délai de quaranteci­nq jours.

Les pouvoirs d’urgence du Président sont-ils absolus ?

Non, mais dans le contexte politique actuel à Washington, la marge de manoeuvre de Trump semble vaste. Tout d’abord, rien ne l’empêche légalement de décréter une urgence nationale, quelle qu’elle soit. La loi donne certes au Congrès le pouvoir d’annuler cette décision, mais il faut pour cela une majorité des deux tiers dans chaque Chambre afin de contourner le veto présidenti­el. Un scénario inenvisage­able aujourd’hui avec un Sénat à majorité républicai­ne.

Si Trump franchit le pas de l’état d’urgence, les démocrates ont d’ores et déjà promis de contester sa décision en justice. La bataille judiciaire pourrait potentiell­ement remonter jusqu’à la Cour suprême. Mais là encore, Donald Trump part avec un avantage certain. Comme l’explique à NPR le professeur de droit Stephen Vladeck, «le Congrès n’a pas défini ce qui est et ce qui n’est pas une urgence nationale». Même si les démocrates et nombre d’experts (lire interview en page 13) contestent fermement l’existence d’une «crise» à la frontière, «il est difficile d’imaginer quel critère un tribunal fédéral pourrait utiliser pour essayer de décider si une urgence nationale a été déclarée adéquateme­nt ou non», ajoute Vladeck.

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