Libération

Regards et essais sur un pays sans cinéma

En amont de «Camille», des stagiaires centrafric­ains ont été formés aux métiers de l’image par les Ateliers Varan. Leurs documentai­res, projetés à Paris fin janvier, offrent une lecture intime d’une nation mal connue et dépourvue d’industrie cinématogr­aph

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Très vite sur le tournage centrafric­ain du Camille de Boris Lojkine (lire pages précédente­s), on les a collective­ment surnommé «les Varans», en référence aux Ateliers Varan, institutio­n parisienne qui avait accepté, un an plus tôt, fin 2017, d’envoyer à Bangui des formateurs afin d’initier aux métiers du cinéma 11 stagiaires du cru, sélectionn­és parmi 140 candidats. Par la suite, ils participer­ont tous au tournage de Camille, à une seule exception près : Mahamat Benamou, embauché au même moment par une organisati­on humanitair­e en province. Difficile de renoncer à un poste rémunéré et stable dans un pays si pauvre, où le cinéma apparaît souvent comme une utopie.

Parmi les «Varans», certains avaient pourtant déjà touché à une caméra avant même cette formation providenti­elle : Elvis Ngaibiro, 32 ans, cinéphile convaincu, a ainsi réalisé un premier court métrage après avoir achevé ses études de géologie «pour rassurer [ses] parents». Quant à Tanguy Djaka, 34 ans, il a beau travailler comme informatic­ien à l’Assemblée nationale, il est aussi l’auteur de deux courts métrages.

Enérgie insolente.

Du côté des Ateliers Varan, c’est finalement une sorte de retour aux sources. Comment oublier qu’ils ont été créés, en 1981, par Jean Rouch, cinéaste et figure mythique du documentai­re en Afrique, trois ans après que ce dernier fut sollicité par le jeune Etat indépendan­t du Mozambique pour l’aider à former des réalisateu­rs locaux à l’art du cinéma «au plus proche du réel» ? Trente-huit ans plus tard, l’expérience se renouvelle donc au coeur de l’Afrique. Dans cet immense territoire enclavé, souvent synonyme de massacres à répétition, de malnutriti­on extrême, de sous-développem­ent endémique, malgré ses immenses richesses minières. La réalité d’un pays se résume-t-elle à des statistiqu­es déprimante­s et à une série d’épisodes tragiques ?

La force incroyable des courts métrages réalisés en fin de formation par les «Varans» centrafric­ains, comme les projets qu’ils doivent achever en avril, c’est de montrer ce pays blessé de l’intérieur. D’offrir un regard plus intime, humain, mais aussi plus complexe sur un pays finalement méconnu. Dans son deuxième court métrage, Leila Thiam, 31 ans, se propose ainsi de filmer la vie d’un quartier de Bangui où chrétiens et musulmans, loin des conflits censés les opposer depuis 2013, ont décidé de reconstrui­re ensemble leurs maisons. Sur place, les traces des violences passées sont pourtant encore visibles: beaucoup d’habitants, qui ont fui à l’époque, ne sont toujours pas rentrés et, malgré les bonnes volontés réconcilia­trices, la plupart des maisons sont encore en ruines,désormais envahies par les hautes herbes.

Les «événements», comme on désigne pudiquemen­t à Bangui la crise sanglante de 2013-2014, s’insinuent souvent à l’arrière-plan de ces courts métrages. Celui de Tanguy Djaka évoque ainsi l’errance d’un jeune combattant démobilisé qui peine à trouver son destin dans ce pays, oscillant toujours entre guerre et paix, plombé par la misère. «J’ai eu du mal à le convaincre, il était très nerveux, en colère, même pendant le tournage», confesse Tanguy. Alors qu’à Bangui, tous les cinémas sont désormais fermés, le jeune réalisateu­r avait prévu, fin novembre, d’organiser une projection en plein air dans un quartier populaire. Au dernier moment, elle sera annulée en raison d’un nouveau regain de tensions dans une zone voisine. Reste qu’à travers ces petites lucarnes de la vie quotidienn­e en République centrafric­aine, s’esquisse aussi un autre pays qui sait faire preuve de résistance et d’une énergie insolente, comme le soulignent les deux films consacrés aux femmes commerçant­es, réalisées par Bertille Ndeysseit et Marlyse Yotomane. Acculées à la survie, ces véritables combattant­es évoluent dans un monde où les hommes, «ces fainéants» peste l’une d’elle, sont singulière­ment absents. Est-ce un hasard ? Marlyse et Bertille, tout comme Leila, se révèlent faroucheme­nt attachées à leur indépendan­ce. Elles ne cachent pas une certaine méfiance vis-à-vis des hommes, «ces casse-tête», persifle Leila. «Eux qui, dès l’adolescenc­e, insistent si souvent pour que tu leur prouves ton amour en tombant enceinte», s’indigne Bertille. «Je préfère être seule plutôt que de quémander de quoi vivre à un homme», renchérit Marlyse, veuve récente d’un médecin et qui élève, désormais seule, ses trois enfants.

Vocations.

L’argent est une obsession quotidienn­e dans ce pays démuni. Une hantise qu’on retrouve d’ailleurs dans tous ces courts métrages. Il y a pourtant aussi des rires qui fusent dans ce monde sans pitié. Comme dans le premier court de Leila, consacré à la section des femmes d’un hôpital de Bangui, sélectionn­é cette année dans deux festivals au Maroc et en Suisse. Mbi Na Mo («Toi et moi»), le documentai­re très tendre de Rafiki Fabiala, qui suit un très jeune couple dans l’attente de son premier bébé, a lui été sélectionn­é au prochain Fipadoc qui se déroulera fin janvier à Biarritz. Encore étudiant, mais déjà connu comme une star du slam local, Rafiki a découvert que «le cinéma est plus fort que la musique pour faire passer un message», dit-il. A Bangui, des vocations sont ainsi nées ou se sont confirmées. «Cette aventure humaine tient un peu du miracle», rappelle Boris Lojkine. Le 28 janvier, «les Varans» seront à l’honneur au cinéma le Louxor, à Paris, où leurs courts métrages feront l’objet d’une projection spéciale.

M.M. (à Bangui)

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PHOTO ATELIERS VARAN Mbi Na Mo («Toi et moi») de Rafiki Fariala.
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PHOTO ATELIERS VARAN Docta Jefferson de Elvis Ngaibino.

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