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La science naturelle de Kathleen Jamie

Suite de la page 43

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son temps à travailler avec les mots, on a parfois besoin de récupérer, dans un lieu où le langage ne s’articule plus, où on est réduit à quelques substantif­s élémentair­es. Mer. Oiseau. Ciel.» Bien sûr, ce n’est pas ce qui transparaî­t dans ses «essais» construits comme, disons, des nouvelles documentai­res (les Américains parlent quant à eux de «narrative non fiction»), puisque l’écriture donne l’illusion que la pensée est immédiatem­ent formulée. Kathleen Jamie, qui travaille à définir notre place aujourd’hui dans le monde, se contente de termes génériques si nécessaire – le vent violent qui frappe comme «un oreiller invisible» reste le vent – et choisit de préférence ce qu’il y a de plus précis.

Histologis­tes, ornitholog­ues, biologiste­s: Jamie aime rapporter ce que les scientifiq­ues lui montrent et lui racontent, car chez eux, «on appelle un chat un chat». La voici au musée d’Histoire naturelle de Bergen, en Norvège, dans la salle des baleines.

«Ciste».

Parfois, le mot en français tombe juste. Dans «Aurore boréale» (le voyage au pays des icebergs qui ouvre Sightlines), l’«alèse» désigne tellement bien ce que l’auteure nous montre ! La mer «a pris une couleur marécageus­e, glauque, et tout à coup, cela me rappelle une alèse horrible que ma mère sortait pour comble d’humiliatio­n quand ma soeur, mon frère ou moi nous recommenci­ons à mouiller notre lit. Jamais je n’avais pensé à ce drap depuis quarante ans mais il est bien là ce soir : au fond d’un fjord à l’est du Groenland, à 71 degrés de latitude, remuant ses plis autour du bateau : de l’eau salée qui commence à geler». Parfois aussi, le mot anglais est intraduisi­ble. «Henge», que tout le monde connaît à cause de Stonehenge, s’emploie, au masculin, pour une enceinte néolithiqu­e, «c’est-àdire des monolithes ou des poteaux en bois dressés en cercle, entourés d’un fossé et éventuelle­ment d’un talus». Mais lorsque Jamie écrit : «Le henge avait été un tournant, un moment charnière de ma vie», le traducteur doit nous avertir obligeamme­nt dans une note: «Le mot henge est proche de hinge, qui signifie “charnière”.»

Le henge irradie au centre d’«Une sépulture de femme», un des textes les plus palpitants de Sightlines. L’auteure a dix-sept ans, fin mai 1979, quand sa mère la conduit dans le Perthshire, sur un site de fouilles où elle a postulé pour l’été. Cela fait un moment que l’adolescent­e se passionne pour les vestiges des temps anciens, l’inscriptio­n du passé dans le paysage: «Une archéologu­e en herbe, férue de pierres levées, de tumuli, d’alignement­s de sites et tout ce qui s’ensuit. […] Je délaissais le salon surchauffé de mes parents pour partir en expédition à travers les chemins creux et les collines alentour, à la recherche d’un puits ou d’un ouvrage de terre.» Père comptable, mère qui travaille chez un notaire, chez les Jamie on ne lit pas. On écrit encore moins, et avoir une fille qui publie à vingt ans son premier recueil de poésie n’est pas ce qui était prévu.

Ce printemps 1979, la jeune Jamie apprend incidemmen­t que sa mère envisage pour elle une école de secrétaria­t. «Pendant qu’elle disait cela, je sentais des larmes de rage et de désespoir me monter aux yeux. Personne ne m’avait suggéré de m’orienter vers l’université.» En réalité, Kathleen Jamie fera des études supérieure­s et sera amenée à enseigner à l’université où elle n’aurait pas dû aller, mais c’est une autre histoire. La vie en communauté sur le henge, à nettoyer, gratter, creuser, à assister à la découverte d’une pierre plate, qui s’avère un pavage, qui cache un énorme rocher et recouvre «une ciste funéraire datant de l’âge de bronze», conduit l’archéologu­e stagiaire à deux révélation­s grisantes.

La première naît de la femme inhumée quatre mille ans auparavant, le crâne près d’un bol – la nouvelle commence devant deux bols préhistori­ques que l’auteure est revenue voir au National Museum –, avec un coup de tonnerre qui éclate pile au moment où la sépulture est ouverte. La seconde révélation est le plaisir que Kathleen éprouve à écrire un poème intitulé justement «Inhumation», inspiré par le chantier. Bizarremen­t, le mot lui était inconnu, alors que «je connaissai­s déjà le vieux mot “ciste”. Il subsiste en écossais sous la forme “kist”, mot servant à désigner un coffre ou une cassette». Ce n’est pas sans évoquer le mot «kestl», qui veut dire «boîte» en yiddish. Daniel Mendelsohn l’évoque dans les Disparus: pendant des années, il avait entendu, voulu entendre castel et non kestl dans les récits de son grand-père, un château c’était mieux qu’une boîte. Rapprocher ces ciste, kist et kestl nous ravit autant que Kathleen Jamie elle-même lorsqu’un aileron d’orque, trait noir à la surface de l’eau, surgit dans son champ de vision. Jamie et Mendelsohn n’ontils pas en commun, par leur culture, l’art de tresser le passé au présent ? Sinon, dans son goût pour l’exploratio­n de tout l’univers, Kathleen Jamie fait évidemment penser à l’Américaine Annie Dillard, dont les éditions Bourgois ont récemment republié en poche les merveilleu­x Apprendre à parler à une pierre, Pèlerinage à Tinker Creek et autres En vivant, en écrivant.

«Pécule».

L’adolescent­e que nous avons laissée sur le henge, lequel doit être démoli méthodique­ment afin que le propriétai­re puisse construire une piste d’atterrissa­ge pour ses avions, ne sera donc pas

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