Libération

«Un père à la plancha», le deuil sur le gril Premier roman de Samuel Poisson-Quinton

- Par VIRGINIE BLOCH-LAINÉ

De même qu’un être humain ne se cuisine pas à la plancha, en théorie, un homme n’envoie pas pour son anniversai­re un colis avec à l’intérieur «un millefeuil­le empoisonné à Nicolas Sarkozy», et un père ne pisse pas devant son fils sur le sol de la maison de famille sans vergogne. Un père à la plancha, premier livre de Samuel Poisson-Quinton, est un tourbillon d’expérience­s hétéroclit­es qui se bousculent au portillon, comme se bousculent les souvenirs dans la tête de ce fils qui vient de perdre son père. Ce dernier fut un «éminent psychiatre» avant de passer une partie de sa vie en hôpital psychiatri­que, en tant que patient. Une infirmière téléphone pour annoncer le décès au fils, qui est en train d’arroser d’huile un steak, de l’aplatir pour en extraire le sang et d’ajouter des «bracelets d’oignons» dans les assiettes : «Tu ne peux pas, pas continuer, pas continuer à faire des burgers comme si de rien n’était», se dit-il. Mais le service bat son plein et le chef presse ses employés, dont le narrateur fait partie. Il lui revient de prévenir sa mère, séparée du père, et d’organiser les funéraille­s puisqu’il n’y a ni frère, ni soeur, ni personne à l’horizon : «Et si je m’en affranchis­sais ? Et si je ne répondais plus au téléphone? Et si je me désintéres­sais du corps de mon père? […] Après tout, les fils étaient-ils dans l’obligation d’enterrer leur père ?» Le livre ne se départit jamais de la précipitat­ion qui l’imprègne dès la première phrase, entraînant sur son passage et dans son compte à rebours le rythme de l’écriture et les éclats des biographie­s du père et du fils, qui traversent l’esprit de ce dernier. Il court, il court, le narrateur, âgé de trente-six ans, mais aussi libre et fantaisist­e que s’il était un jeune garçon. Un père à la plancha déborde d’un élan toujours relancé par des pas de côté.

Le narrateur se remémore les mots et les gestes de son père devenu insensé. Une puissance comique désespéran­te s’en dégage. Au début de sa maladie, il alterne les séjours à Sainte-Anne et les retours chez lui, où il prépare d’immenses feux qui alarment ses voisins. Il est capable de rouler «jusqu’à Zurich avec un chevreuil ensanglant­é dans le coffre». Sur son bras est tatouée une ancre bleue, en hommage à la femme qu’il a aimée après la mère du narrateur. Elle fut sa compagne durant une dizaine d’années. Elle est psychiatre et navigatric­e. Au moment de la mort du médecin, la mystérieus­e amante brille par son absence, et par son silence. Le narrateur est seul à la barre, comme son père. Comme lui, encore, il a différente­s cordes à son arc. Diplômé d’un CAP de cuisine, il est vendangeur à ses heures et amateur de canassons. Il porte comme son père des pantalons de velours, une barbe fournie, et il est prognathe. Mais toute fusion a ses limites. Le fils ne se prendra jamais pour Johnny, le héros du film de Samuel Fuller Shock Corridor qui intègre un hôpital psychiatri­que pour y traquer un meurtrier. «La distance d’hier reste la distance d’aujourd’hui […]. C’est ma défaite ; tes ténèbres ne m’accueillen­t point, papa.» • SAMUEL POISSON-QUINTON UN PÈRE À LA PLANCHA L’Arbalète-Gallimard, 128 pp., 14 €.

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