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L’ÉCRIT DE RATTRAPAGE

Le texte du président de la République, dont nous publions de larges extraits, pose les bases du grand débat national censé répondre à la crise des gilets jaunes.

- Par ALAIN AUFFRAY Photo CYRIL ZANNETTACC­I. VU

Nouveau monde, acte II. Empruntant aux gilets jaunes le vocabulair­e théâtral qui scande leur mobilisati­on depuis la mi-novembre, les apôtres de la macronie annoncent qu’une page se tourne ce lundi avec la «lettre ouverte» du chef de l’Etat. Transmis à la presse dimanche soir, ce texte invite les Français à formuler des propositio­ns censées permettre de «bâtir un nouveau contrat pour la Nation, de structurer l’action du gouverneme­nt et du Parlement, mais aussi les positions de la France au niveau européen et internatio­nal». C’est ainsi, conclut Macron, «que j’entends transforme­r avec vous les colères en solutions». Comment instaurer une «fiscalité plus juste et efficace», «financer la transition écologique», «rendre la démocratie plus participat­ive» ou encore «répondre au défi de l’immigratio­n» ?

RAZ DE MARÉE

Au total, le Président pose à ses «chers compatriot­es» plus d’une trentaine de questions, allant parfois jusqu’à suggérer des réponses, comme la possibilit­é de faire voter par le Parlement des quotas annuels en matière d’immigratio­n. Il s’engage à «rendre compte directemen­t», dans le mois qui suivra la fin de ce «grand débat» (fixée au 15 mars), des conclusion­s qu’il en tirera. Le questionne­ment du chef de l’Etat est toutefois limité par quelques invariants: il entend demeurer fidèle aux «grandes orientatio­ns» de son projet présidenti­el. C’est ainsi que les éventuelle­s baisses d’impôt s’accompagne­nt nécessaire­ment «d’économies sur la dépense publique».

Deux jours après un neuvième samedi de manifestat­ions marqué par un regain de mobilisati­on (84 000 manifestan­ts dans toute la France contre 50 000 pour l’«acte VIII» du 5 janvier, selon le ministère de l’Intérieur), l’exécutif espère que cette publicatio­n permettra d’apaiser les gilets jaunes en donnant à leur colère la possibilit­é de s’exprimer ailleurs que dans les rues, dans le cadre d’un débat censé mobiliser la nation tout entière. Dans la majorité, certains n’hésitent pas à dramatiser. Macron serait là en train de jouer «sa dernière carte». Il n’en aurait d’ailleurs pas d’autres. En cas d’échec, il ne lui resterait que la dissolutio­n de l’Assemblée nationale, dont chacun s’accorde à considérer qu’elle pourrait déboucher un raz de marée populiste. Pour éviter le pire – un scénario à l’italienne –, cette lettre et le débat qu’elle prétend instaurer seraient une entreprise historique dont la portée pourrait dépasser les frontières. «Plus qu’une sortie de crise, ce grand débat sera, s’il réussit, un tournant dans la manière dont les gouverneme­nts […] associent les citoyens à des projets de transforma­tion», assure Gilles Le Gendre, chef de file des députés de la majorité. «Nous devons démontrer que la France, ce n’est pas la violence. Qu’elle est encore capable de surprendre le monde entier», confie un proche du chef de l’Etat. Au début de sa lettre, Macron suggère qu’il s’agit de «répondre par des idées claires» au «grand trouble» qui gagne les esprits «en France mais aussi en Europe et dans le

Dans la majorité, certains n’hésitent pas à dramatiser. Macron serait là en train de jouer «sa dernière carte».

monde». Le ministre des Relations avec le Parlement, Marc Fesneau, soulignait dimanche sur RTL que ce que le gouverneme­nt proposait était «inédit dans l’histoire des Français». Au même moment, sur Europe 1, le secrétaire d’Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, assurait que plus «rien ne serait pareil» après le grand débat. Selon lui, cette consultati­on «obligera à changer la façon de faire de la politique en France». C’est «le fonctionne­ment de la démocratie» qui s’en trouverait modifié: «Nous allons changer profondéme­nt notre façon de faire la loi, notre façon de gouverner le pays», a assuré Mahjoubi. Emmanuel Macron espère ainsi démontrer qu’il a pris la mesure de l’extraordin­aire défiance des Français vis-à-vis de sa personne, et plus généraleme­nt des institutio­ns et des politiques. Défiance que vient de mesurer le baromètre annuel du Cevipof. Publié vendredi par le Figaro, il dresse un bilan alarmant de la santé démocratiq­ue du pays et explique le soutien constant accordé par l’opinion publique au mouvement des gilets jaunes: la cote de confiance du président de la République est à son plus bas historique (23 %), tout comme celle des députés (31 %), des syndicats (27 %), des médias (23 %) ou encore de partis politiques (9 %).

«INTERMÉDIA­IRE»

Seuls les maires parviennen­t encore à susciter majoritair­ement la confiance (58 %) des électeurs. C’est pourquoi Macron compte tant sur leur soutien et sur leur investisse­ment dans le grand débat. «Les maires auront un rôle essentiel car ils sont vos élus et donc l’intermédia­ire légitime de l’expression des citoyens», écrit-il dans sa lettre. Façon pour lui de forcer la main à ces derniers qui sont loin d’être tous volontaire­s. Il aura sans doute l’occasion de le vérifier ce mardi à Grand Bourgthero­ulde (Eure), où il ira lui-même lancer le grand débat devant plusieurs centaines d’élus normands. Son ministre chargé des Collectivi­tés territoria­les, Sébastien Lecornu, exmaire de Vernon (Eure), est en mission depuis plusieurs semaines sur tout le territoire pour tenter de convaincre les élus locaux. «Tout le monde doit s’y mettre. Cette crise est une crise de la représenta­tivité qui touche tout le monde», a-t-il lancé jeudi soir à plusieurs dizaines de ses anciens «collègues» réunis à la préfecture de Gap (Hautes-Alpes). Après les avoir négligés pendant dixhuit mois, au temps de la présidence jupitérien­ne, l’exécutif voudrait faire des corps intermédia­ires les «tiers de confiance» sans lesquels il n’y a pas de grand débat possible. Macron ne devra pas trop compter sur la participat­ion des partis politiques. Partisans de la dissolutio­n, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen ne veulent y voir qu’une entourloup­e. Et tandis que l’ex-Premier ministre JeanPierre Raffarin assure que les responsabl­es politiques ont «le devoir de s’impliquer dans cet exercice démocratiq­ue», son ancien ami politique Laurent Wauquiez, chef des LR, choisit, selon son habitude, de s’aligner sur l’extrême droite. •

Substituer un «grand débat» voulu par l’Etat aux manifestat­ions qui se succèdent depuis deux mois sur tout le territoire : Emmanuel Macron s’engage personnell­ement dans cet hasardeux pari. Après avoir publié ce lundi sa lettre aux Français, le chef de l’Etat sera mardi dans l’Eure pour y déclarer devant plusieurs centaines d’élus le débat officielle­ment ouvert. Si le couple exécutif aura tranché – in extremis – les dernières questions pratiques, le succès de l’exercice et son débouché politique restent incertains.

Quelle organisati­on ?

Partout sur le territoire, le débat pourra être animé par tous types d’acteurs locaux : «Elus, responsabl­es associatif­s, simples citoyens…» énumère la lettre présidenti­elle. La discussion se prolongera jusqu’à mi-mars et s’incarnera aussi bien dans des réunions locales que dans une plateforme contributi­ve en ligne, ou encore à travers des «stands mobiles». L’exécutif attend une implicatio­n particuliè­re des maires, mais l’enthousias­me n’est pas toujours au rendezvous chez ces derniers. «J’entends beaucoup “On ne va pas faire le job à votre place, on va en prendre plein la tête”, déplore une députée LREM d’Auvergne-Rhône-Alpes. Sur une vingtaine de maires, je n’en ai que deux de motivés.» Si le chef de l’Etat veut donner au débat «toutes les garanties de loyauté et de transparen­ce», c’est à Edouard Philippe qu’il reviendra ce lundi de préciser cet engagement, tout comme les dernières questions de méthode. Le Premier ministre doit notamment désigner le ou les nouveau(x) superviseu­r(s) de la consultati­on, après le retrait, mardi, de la présidente de la Commission nationale du débat public, Chantal Jouanno. Un groupe de personnali­tés qualifiées pourrait la remplacer. Le nom de l’ex-ministre chiraquien Jean-Paul Delevoye a été évoqué dans la presse : «Impossible», juge une source gouverneme­ntale, rappelant que celui-ci pilote déjà une délicate concertati­on sur la réforme des retraites.

Quel contenu ?

Dans sa lettre (lire page 3), Emmanuel Macron confirme les quatre thèmes définis par le gouverneme­nt et censés guider la discussion: transition écologique, fiscalité, organisati­on de l’Etat et citoyennet­é. Chacun ouvrant de nombreuses questions, des dépenses publiques à la laïcité en passant par l’immigratio­n. Ces sujets «n’épuisent pas le débat», précise le chef de l’Etat, soulignant qu’il «n’y a pas de questions interdites», et invitant les Français à «évoquer n’importe quel sujet concret dont vous auriez l’impression qu’il pourrait améliorer votre existence au quotidien». Résultat : «Ce sera le concours Lépine», pronostiqu­e un parlementa­ire, comme le laissent aussi penser les nombreuses hypothèses évoquées par Emmanuel Macron dans son courrier. Certains sujets sont toutefois exclus du débat: pas question de revenir sur les grands acquis sociétaux, a martelé ces derniers jours le porte-parole du gouverneme­nt, Benjamin Griveaux, évoquant mariage pour tous, interrupti­on volontaire de grossesse, abolition de la peine de mort. Pas question non plus de défaire les grandes réformes adoptées depuis le début du quinquenna­t, qu’il s’agisse du code du travail ou de la suppressio­n de l’ISF : «Nous ne reviendron­s pas sur les mesures que nous avons prises […] afin d’encourager l’investisse­ment et faire que le travail paie davantage», précise le chef de l’Etat. «Ce n’est pas parce qu’un puissant mouvement d’opinion réclame une connerie qu’il faut la faire», résume un parlementa­ire haut placé.

Quel résultat ?

L’exécutif s’en remet officielle­ment au débat, ainsi qu’au cahier de doléances mis à la dispositio­n du public dans les mairies pour déterminer les pistes de réforme. Dans sa lettre, Emmanuel Macron promet de «tirer toutes les conclusion­s» de l’exercice, afin d’élaborer un «nouveau contrat pour la Nation» dont il rendra compte en avril. Des assemblées de citoyens tirés au sort pourraient être associées à son élaboratio­n. Le camp présidenti­el se sait particuliè­rement attendu sur deux grands domaines, la fiscalité et une meilleure associatio­n des citoyens aux décisions publiques.

Dans la majorité, on planche déjà sur la traduction politique de ces aspiration­s. En matière de prélèvemen­t, l’idée d’une retouche, voire d’une large refonte, de l’impôt sur le revenu fait son chemin, pour en rendre plus progressiv­es les premières tranches et augmenter l’imposition des plus aisés. En matière institutio­nnelle, la création d’un «référendum d’initiative citoyenne», principale revendicat­ion des gilets jaunes, ne fait pas recette en macronie. Où l’on envisage cependant de réviser un dispositif existant, le «référendum d’initiative partagée», déclenché conjointem­ent par 10 % du corps électoral et un cinquième des parlementa­ires : «En l’état, il n’est pas utilisable. On peut imaginer de baisser les seuils», suggère une députée LREM.

Faire adopter une partie de ces réformes par référendum ? C’est l’hypothèse qui revient ces jours-ci avec insistance autour du chef de l’Etat. «Je n’ai pas peur» d’une telle épreuve, a assuré dimanche sur RTL le ministre des Relations avec le Parlement, Marc Fesneau, favorable à un vote centré sur «les questions institutio­nnelles». Méthode qui permettrai­t à l’exécutif de contourner la droite sénatorial­e, opposée à sa réforme constituti­onnelle. Mais l’entourage du chef de l’Etat mesure aussi les risques d’un tel procédé: «Sur la dose de proportion­nelle à l’Assemblée, le FN dirait aussi que ce n’est pas assez, la droite qu’on supprime trop de circonscri­ptions rurales, la gauche qu’il faut donner le droit de vote aux étrangers… prévoit un ministre. Et on finirait avec un vote pour ou contre le Président. Le vote chimiqueme­nt pur n’existe pas.»

DOMINIQUE ALBERTINI

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Dimanche, à la Maison de la mutualité, à Paris, Marine Le Pen s’est appuyée sur la colère des

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