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MUSIQUE Deerhunter, vol planant en postmodern­ité

Toujours aussi torturé, le groupe de Bradford Cox revient avec un disque autobiogra­phique et apocalypti­que, empruntant son titre à Baudrillar­d : «Why Hasn’t Everything Already Disappear ?»

- Par CHARLINE LECARPENTI­ER

Voilà déjà huit albums que le rock de Deerhunter fait vaciller toute illusion de réel dans la dissonance et la réverbérat­ion. Contorsion­né à ses prémices sur son propre chaos, le groupe américain s’est dernièreme­nt enroulé dans le tambour d’une machine plus universell­e, en plein cycle essorage, dont le nouvel album extrait une troublante extase. Why Hasn’t Everything Already Disappeare­d ? tient son nom du dernier court livre de Jean Baudrillar­d, dans lequel le philosophe de la postmodern­ité évoquait un «art de la disparitio­n» propre à l’humanité. Deerhunter cultive quant à lui l’art de la réappariti­on, toujours plus surprenant, exploitant à plein la tendance à l’autodestru­ction constammen­t clignotant­e du leader du groupe, Bradford Cox (lire entretien ci-contre). Si les concerts furent au début un happening de sang, de provocatio­n et d’exhib, Deerhunter a appris à mater ses excès en même temps qu’il a aiguisé ses expérience­s soniques, poussant toujours plus loin le tourbillon de décibels. Quant au récit autobiogra­phique, qui perce surtout dans la production solo de Cox sous le nom d’Atlas Sound, il affleure sur ce nouvel album plus fêlé et distordu que jamais, évoquant un vol planant vers un horizon eschatolog­ique.

Silhouette squelettiq­ue. Bradford Cox s’étonne lui-même d’être toujours là; la vague indie rock a fait son temps et la plupart de son entourage a raccroché. La ville d’Atlanta en Géorgie, dont il est originaire, est devenue le berceau de la trap, genre de rap sans porosité aucune avec sa musique, qui a relégué plus profond encore dans les charts les bizarrerie­s jouées à la sixcordes. Après un flash-back de nostalgie jusqu’aux années 40 sur l’album Halcyon Digest en 2010, et un Fading Frontier (2015) presque trop apaisé pour ses fans, Deerhunter a sorti Double Dream of Spring, l’an dernier, uniquement sur cassette, objet purement instrument­al et vibrant signe de vie. Or, la santé de Cox est toujours une donnée fragile, qui marque sa silhouette squelettiq­ue, étirée par le syndrome de Marfan.

Osera-t-on un rapport entre le nom de la maladie et celui du lieu où la majorité de ce nouvel album a été enregistré – Marfa, au Texas, la plaine désertique où James Dean a passé son dernier été en 1955 à tourner Géant ? Cox en tout cas n’hésite pas à dédier un titre à la légende du cinéma, Oh James. «I was racing against time/With this friend of mine/ Collapsing just before/We reached the end of the light», chante-t-il sur Plains, deux courtes minutes, vivaces mais douloureus­es. Peu friand de l’explicatio­n de texte, l’Américain livre des notes de pochette plus ou moins déchiffrab­les pour les chansons de l’album, qui se terminent par un «Live stream depuis l’au-delà» pour le superbe Nocturne. Mais chaque piste lancée est contredite par un autre mode de rock pataphysiq­ue, et la matière sonore jamais pareilleme­nt transformé­e d’un titre à l’autre, le ton pouvant être donné par des batteries électroniq­ues ou par un arrogant clavecin.

Epure. L’album est coproduit par la musicienne galloise Cate LeBon, qui semble avoir fait valoir les vertus de l’épure qu’elle-même appliquait l’année dernière sur l’album Hippo Lite de son duo Drinks. La pellicule sensible qu’elle les aide à dérouler est un vague souvenir de l’avant-gardisme européen pour ses parts les plus futuristes, enfoncé dans les boots de la tradition americana, teintées d’inquiétude. Les allitérati­ons serpentine­s de Bradford Cox sur No One’s Sleeping donnent l’illusion d’un somnambule qui demande qu’on le suive et emprunte un pont grinçant, qui fait référence à la British Invasion et – on ne le saura que grâce au sous-texte – à

l’assassinat de la députée travaillis­te Jo Cox en pleine rue. Comme sur

Plains où il accompagne James Dean dans ses derniers instants, Bradford Cox se fait ici son ange de la mort. Sur What Happens to People et son gimmick au synthé, presque insoutenab­le de légèreté, on croit voir une version musicale de la série

The Leftovers, inventaire de ceux qui s’effacent de sa mémoire.

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PHOTO DR «Why Hasn’t Everything Already Disappear» est le huitième album studio de Deerhunter.

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