Au 36, quai des Orfèvres, une nuit à éclaircir
Accusés d’avoir «violé en réunion» une touriste canadienne dans les locaux de la police judiciaire lors de la soirée du 22 au 23 avril 2014, deux policiers de la BRI sont jugés à partir de ce lundi et pendant trois semaines devant la cour d’assises de Par
Sur le plan judiciaire, c’est un dossier banal, de ceux qui s’empilent dans toutes les juridictions de France : d’un côté une accusation de viol, de l’autre des dénégations. Pourtant, ici, la résonance est particulière. Dans la case «profession» des accusés de l’ordonnance de renvoi, on lit les mots «fonctionnaire de police». Quant à la scène de crime, rien de moins que le mythique 36, quai des Orfèvres, soit le siège de la police judiciaire (qui a, depuis, déménagé aux Batignolles, dans le nord-ouest de Paris).
En 2014, lorsque l’affaire éclate, elle plonge la Brigade de recherche et d’intervention (BRI), à l’aube de son cinquantenaire, dans la tourmente. Voilà que les hommes de la prestigieuse unité – qui a connu son âge d’or dans les années 70 sous le commissaire Broussard– sont impliqués dans une affaire de viol. Ça fait désordre. Bernard Cazeneuve, tout juste arrivé Place Beauvau, doit gérer le scandale. «Je prendrais toutes les sanctions s’imposant, dans ma responsabilité de ministre de l’intérieur, si les faits étaient établis», prononce-t-il solennellement. Et le taulier du «36», Bernard Petit, d’annoncer au micro d’Europe 1 quelques jours plus tard : «Ces garçons n’ont plus leur place dans notre unité, au 36, quai des Orfèvres. Je vous le dis : je pense qu’ils n’ont plus leur place à la police judiciaire.» Quatre ans plus tard, «ces garçons» tombés en disgrâce, le capitaine Antoine Q. et le major Nicolas R., 40 et 49 ans, vont s’asseoir sur le banc des accusés de la cour d’assises de Paris pour répondre de «viol en réunion». «Mon client est combatif et impatient que son innocence soit reconnue», précise Sébastien Schapira, avocat de Nicolas R.
«Tournante»
Tout a commencé le 22 avril 2014, par une rencontre fortuite. Dans le pub irlandais Le Galway, situé quai des Augustins, en face du siège de la PJ. Emily S., une touriste canadienne qui travaille dans une agence immobilière, sirote quelques verres au comptoir. A l’autre bout du zinc, des «cow-boys» de la BRI se détendent à la fin de leur journée dans ce qui est devenu leur repaire. La conversation se noue avec cette blonde souriante de 34 ans, elle-même fille de policier, qui parle un français un peu hési-
tant. Au fil de la soirée, les échanges deviennent de plus en plus intimes. Selon les serveuses, des baisers sont échangés entre la Canadienne en goguette et les policiers. De son propre aveu, Emily S. est assez ivre quand elle décide de les suivre «pour visiter un commissariat parisien». Elle monte dans la voiture du capitaine Antoine Q. et, à 00h40, la voici qui gravit l’escalier du «36» sous les yeux des plantons qui décriront une «femme blonde» à «l’air joyeux». «Elle semblait ivre car elle titubait légèrement et avait une
démarche étrange», précisera l’un d’eux. Une heure plus tard, ils brossent un portrait aux antipodes : celui d’une visiteuse qui repart «en
pleurs», tenant ses chaussures à la main. Elle s’effondre sur le sol et lâche: «Putain, j’ai été violée.»
Escortée jusqu’au commissariat du IVe arrondissement, elle dépose plainte dans la foulée. Une enquête est confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), les fameux boeufs-carottes connus pour laisser «mijoter» les suspects. Lors de sa déposition, Emily S. rembobine la scène : elle est donc montée au 4e étage, dans l’antre de la BRI, et a bu un verre de whisky largement rempli par son hôte (qu’elle identifie comme Antoine Q.). Avant que ce dernier ne la contraigne soudain à une fellation.
Selon son récit – qu’elle poursuit avec l’aide d’un interprète –, un autre policier est entré dans le bureau et lui a imposé un violent rapport sexuel, plaquant sa tête contre une table. Suivi d’un troisième (qu’elle ne sera pas capable de reconnaître). Après avoir tenté de se débattre, la jeune femme dit s’être résolue à attendre «que ça se termine», se sentant «dissociée entre son corps et son esprit». Au moment où elle essaie de s’enfuir, on la pousse dans un autre bureau où elle est à nouveau violée. «C’est tout simplement une tournante», dénonce son avocate, Sophie Obadia, contactée par Libération.
Versions irréconciliables
Du côté des policiers, la version est bien différente. En garde à vue, Nicolas R. soutient que c’est la jeune femme qui a insisté pour visiter le «36» dans un climat de «drague».
Il ne s’explique pas ses accusations, souligne qu’elle était «euphorique». Certes, une fois dans le bureau, ils auraient un peu flirté et elle s’était dévêtue. Mais, trouvant que la situation «dégénérait», le policier aurait refusé ses avances. Version qu’il ne maintient pas très longtemps… Dès sa seconde audition, il reconnaît une fellation «consentie». «Aujourd’hui mon client assume ce qu’il a fait entre adultes consentants», précise Me Schapira. De son côté, le capitaine Antoine Q. nie toute relation sexuelle. Il raconte qu’Emily S. a seulement dansé dénudée dans son bureau «sous un ventilateur avec un string pendu qui est là depuis des années», en demandant aux policiers de la prendre en photo. Voilà tout.
Les deux hommes ont été mis en examen le 25 avril 2014. L’IGPN, qui a exploré leur bureau, soupçonne de surcroît les policiers de la BRI d’avoir «fait le ménage pour détruire les preuves». Cela leur vaudra d’être également jugés pour le délit de «modification de l’état des lieux d’un crime pour faire obstacle à la manifestation de la vérité». Tiraillées entre deux récits aux antipodes, les deux juges d’instruction misent sur les différents rapports d’expertises pour y voir plus clair. Et ils ne manquent pas au dossier : expertises acoustiques, expertises génétiques, expertises téléphoniques, expertises psychiatriques… Les magistrates découvrent que la plaignante était probablement dans un état de «nette incoordination motrice, confusion mentale, exacerbation des réactions émotionnelles, léthargie, troubles de la mémoire» si l’on se fie aux taux d’antidépresseurs, de cannabis et d’alcool qu’elle a ingurgité ce soir-là. De quoi altérer la valeur de ses déclarations. Les psychiatres, qui voient en Emily S. une personnalité «borderline», notent néanmoins une absence de tendance à la mythomanie ou à la fabulation.
De l’autre côté, certains éléments sont troublants. L’expertise du téléphone d’Antoine Q. révèle qu’il a effacé une photographie et une vidéo datant de la fameuse nuit d’avril. De même, Sébastien C., un autre policier (placé un temps sous le statut de témoin assisté avant de bénéficier d’un non-lieu), a également fait disparaître une vidéo capturée à 1 h 16. Sur son téléphone, les enquêteurs décèlent un texto envoyé par Nicolas R., dont le contenu – en dépit de l’orthographe douteuse – est clair :
«Ça est une touseuse, dépêche» (comprendre «une partouzeuse»). Message qui a aussi été effacé. En octobre 2014, Antoine Q., confronté aux résultats des expertises ADN montrant que son empreinte génétique a été retrouvée sur le string d’Emily S., change de version. Il reconnaît pour la première fois des attouchements sexuels réciproques avec la plaignante, qui auraient eu lieu dans la voiture, sur la route du «36». Il soutient ne pas en avoir parlé plus tôt de crainte de perdre sa femme. Après trois ans d’instruction, les versions demeurent irréconciliables. Et la justice tergiverse. Dans son réquisitoire, le procureur souligne: «Emily S. a depuis le jour des faits et jusqu’à la fin de l’instruction judiciaire dénoncé de manière affirmative et constante des faits de viols commis sur sa personne par plusieurs fonctionnaires de police.» Certes, ses souvenirs ont pu être «flous», «du fait de son état d’ivresse avancée
le soir des faits», mais les ecchymoses et lésions relevées par le gynécologue sur le corps de la jeune femme, rendent, selon le magistrat, son récit
«plausible». Soulignant la volonté manifeste de «dissimulation» des deux accusés, il requiert leur renvoi devant les assises.
Revirement
Les deux juges d’instruction ont une lecture diamétralement opposée du dossier. En juillet 2016, elles rendent une ordonnance de non-lieu, pointant «des incohérences dans le discours d’Emily S.». Ce qui fait bondir la partie civile qui fait immédiatement appel, suivie par le parquet. Nouveau revirement en 2017 : la cour d’appel valide le renvoi des accusés devant les assises, considérant que le seul témoignage d’Emily S. n’est pas suffisant «pour faire émerger un scénario objectivable», mais qu’il est crédité par différentes expertises génétiques. «Ma cliente est très marquée psychologiquement. Depuis deux ans, elle n’a plus de travail, elle vit chez ses parents et bénéficie d’une pension d’invalidité», souligne Me Obadia, n’excluant pas de demander le huis clos lors du procès. Une chose est sûre : durant trois semaines – un audiencement aussi long est assez inédit en la matière – les jurés vont se pencher sur un dossier épineux, qui promet un éprouvant déballage d’intimité.
L’IGPN, qui a exploré leur bureau, soupçonne de surcroît les policiers de la BRI d’avoir «fait le ménage pour détruire les preuves». Ils seront également jugés pour cela.