Libération

Jean-Manuel Escarnot, «Libé» pied au plancher

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Le tout, agrémenté de 12 appels en absence en…12 minutes. Désopilant JeanManu! Dans la vie comme au travail, la tornade ne s’accommodai­t jamais du temps qui passe. Pour lui, mieux valait vivre cinquante ans à se marrer que quatre-vingt-dix à se faire chier. Promesse flamboyeus­ement tenue. Vendredi soir, Jean-Manuel Escarnot est parti à l’orée de ses 55 ans. Depuis un an et demi, il guerroyait contre une longue maladie, à l’issue inéluctabl­e. Sa disparitio­n déchire une fois de plus de tristesse la rédaction de Libération, déjà durement éprouvée ces dernières années. Jean-Manu était notre correspond­ant à Toulouse, sa ville fétiche, depuis 2014, même s’il a aussi animé de 2007 à 2013 la page web du journal consacrée à la Ville rose.

Toulouse alternatif.

Jouisseur merveilleu­x, Jean-Manu mérite plutôt deux fois qu’une le poncif éculé de «personnage de bande dessinée». Billes badines, sourire infini, cheveux droits comme des fantassins, il sillonnait Toulouse en chèche et imper noir. En Haute-Garonne, son décès suscite depuis trois jours pléthore de commentair­es rembrunis. Jean-Manu n’était pas qu’un journalist­e. Il était aussi une figure bien identifiée du Toulouse alternatif, une sphère où l’hédonisme est d’or, quoi qu’il en coûte. Jeune, JeanManu –appelé aussi à Libé «Manu», «Escarnette» ou «Sean-Mickaël» – n’a lésiné sur aucun plaisir, encore moins nocturne. Il aimait la zik et la déglingue, la Corse et la Grèce, l’océan et les revues satiriques. La mauvaise dope et la taule faisaient aussi partie de son histoire tourmentée. Il la racontait avec la tempérance d’un revenant.

Chez Jean-Manu, nulle dissociati­on. Il n’était pas de ses plumitifs capables de remiser leurs idéaux au vestiaire, au nom d’une neutralité incantée. Férocement de gauche, il vociférait parfois contre des choix de une qu’il trouvait fadasses. Pourtant, entre lui et Libé, l’amour était fou. Travailler pour le journal faisait sa fierté. Il s’en revendiqua­it d’ailleurs à temps plein, n’hésitant pas à bûcher dimanches et jours fériés. Pour se faire sa place au soleil, il s’était battu comme un félin, avec ce mélange de culot et de candeur qui faisait son charme. Audacieux à souhait, Jean-Manu était un créateur d’infos. Il trouvait ce que le domaine public n’offrait pas, se confrontan­t à des milieux âpres et dangereux. Ainsi, il s’était imposé depuis quinze ans comme un spécialist­e de la lutte antiterror­iste. Les Basques et les islamistes du SudOuest n’avaient aucun secret pour lui.

Tête brûlée, Jean-Manu était allé planquer devant la demeure d’Olivier Corel, dit l’émir blanc, formateur idéologiqu­e des frères Merah. Il riait : «On verra qui de moi ou des poulets le débusque en premier !» Même tarif dans les mosquées radicales toulousain­es, où il se pointait carnet et stylo en main. «Fais gaffe quand même», lui rétorquait-on, conscients de pisser dans un violon. Avec Jean-Manu, nous avons fait moult reportages communs. Celui qui reste s’était déroulé à Lunel, petite commune de l’Hérault, en 2015. A l’époque, les jeunes de la ville partaient faire le jihad par paquets de dix, et nous désirions rencontrer familles, élus et travailleu­rs sociaux pour comprendre. Nul besoin de faire un dessin : l’aspect le plus gratifiant du métier n’est pas de sonner aux portes, a fortiori pour remuer des parents rongés par le désespoir. Dans cet exercice périlleux, JeanManu avait été lumineux d’humanité. Une rondeur qui nous avait catapultés sur le canapé d’un père abasourdi. Deux de ses garçons étaient morts en Syrie. Le troisième, emprisonné en France. Le papier avait été lu et partagé des milliers de fois.

Et puis, il y avait les à-côtés. Car Jean-Manu en reportage, c’était tout un poème. La secrétaire municipale de Lunel s’en souvient encore; elle qui, au bout d’à peine trois minutes, recevait une invitation à dîner en bonne et due forme! Autre cocasserie : en anticapita­liste convaincu, Jean-Manu refusait de posséder une carte bancaire. Du coup, il fallait systématiq­uement sortir 400 balles pour les lui avancer. Pas si simple, eu égard au niveau des salaires à Libé. Heureuseme­nt, il contait généreusem­ent ses histoires, toujours empreintes de romantisme.

Disques.

Le 23 novembre 2016, Jean-Manu a écrit l’un de ses plus beaux papiers dans Libé. Il y narrait l’incroyable destinée de Gilles Bertin, braqueur punk au coeur caramel, qui fut aussi l’un de ses illustres colocatair­es. Le 27 avril 1988, l’ex-chanteur du groupe Camera Silens cambriole avec une dizaine de complices le dépôt toulousain de la Brink’s. Butin : 11,7 millions de francs en espèces. Activement recherché, Bertin se fait la malle en Espagne, puis au Portugal, où il monte un magasin de disques. Malade du sida, il échappe de peu à la mort, soigné clandestin­ement par un médecin bienfaiteu­r à l’hôpital de Barreiro, une commune communiste de Lisbonne. Vingt-huit ans après le casse, «ne pouvant plus mentir à son fils de 5 ans», Gilles Bertin se rend aux autorités françaises. Le 6 juin 2018, la cour d’assises de Haute-Garonne, clémente, le condamne à cinq ans de prison avec sursis. Attaché à cette histoire, Jean-Manu y a consacré un livre. Il sortira dans quelques semaines. Juste avant Noël, et bien que déjà considérab­lement affaibli, JeanManu nous avait fait part de cette volonté: écrire le plus tard possible. Trois jours avant son décès, il était encore au téléphone, depuis son lit d’hôpital, avec le député LREM de Haute-Garonne Sébastien Nadot. Ayant une connaissan­ce encyclopéd­ique du jihadisme toulousain, il avait aussi amassé une importante documentat­ion pour le jour où les frères Clain, théoricien­s français de l’Etat islamique (EI), seraient arrêtés ou tués en Syrie. Une façon pour lui de boucler la boucle, avant de baisser définitive­ment le rideau. Finalement, les Clain auront survécu à Jean-Manu. Vendredi soir, il s’est éteint peu avant 23 heures, entouré de sa joyeuse troupe, dont sa dulcinée, Gentiane. Dans sa tête, il était en plein bouclage.

WILLY LE DEVIN

Tête brûlée, Jean Manu était allé planquer devant la demeure d’Olivier Corel, dit l’émir blanc. Il riait : «On verra qui de moi ou des poulets le débusque en premier!»

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