Marseille 2019, capitale de la dignité ?
Avec les immeubles de la rue d’Aubagne, c’est tout le marketing urbain de la cité phocéenne qui vient de s’effondrer. Témoignage d’un sociologue habitant le quartier de Noailles.
AMarseille, depuis quelques années, la municipalité se présente comme «capitale». De la culture en 2013, du sport en 2017, à nouveau de la culture et de l’amour en 2018… Qu’adviendra-t-il en 2019 ? Ces labels ont pour fonction première d’attirer les investisseurs et de développer l’industrie du tourisme. Les grandes opérations urbaines de la ville ont systématiquement été associées à ces événements de marketing municipal. Sur la Canebière, l’artère centrale de la ville, l’on projette une opération similaire : en faire un «Broadway marseillais» pour accompagner l’opération «grand centre-ville» et l’installation d’un hôtel de luxe à l’entrée de Noailles, le quartier où je vis et où se sont effondrés les deux immeubles le 5 novembre, causant la mort de huit personnes. Ces labels tiennent autour d’un paradoxe : vanter l’image d’Epinal du Marseille multiculturel et populaire tout en la désincarnant autant que possible, attirer le tourisme sans pour autant le confronter à la réalité d’une ville duale où tout est fait pour contenir les classes populaires aux marges sociales et politiques de la cité. Une opération de marketing urbain qui s’écroule peu à peu. Les deux derniers mois de l’année qui vient de s’écouler ont été marqués par les délogements de près de 1 600 habitant·e·s vivant dans des immeubles supposés en péril et une gestion de crise qui ne cesse de s’enliser. Alors que les rescapé·e·s du 65, rue d’Aubagne (l’un des immeubles effondrés) attendent toujours leurs relogements dans des conditions dignes, l’Etat et les collectivités agissent de façon désorganisée. Monsieur Gaudin, édile d’une ville dont il apparaît qu’elle «tombe en ruine», ne dispose donc ni du soutien massif de son électorat encore choqué ni d’arguments valables pour continuer à se présenter comme porte-parole d’une ville qui ne serait meurtrie que par les «médias parisiens» ou l’Etat. Son rôle de «maire bâtisseur» et de VRP d’une ville dynamique s’étiole. Surtout, il fait face à une contestation inédite de sa politique qui met à mal son marketing municipal. Marseille pourrait donc être cette année la capitale de l’habitat vétuste ou de sa dénonciation médiatique et populaire. Il faut dire que la ville concentre à elle seule 9 % de l’habitat indigne de France. Paradoxalement, les opérations d’évacuation déjà menées ou à prévoir sont aussi le creuset d’une communauté d’expérience inédite. Les Assemblées des délogé·e·s qui se tiennent depuis deux mois, les initiatives de solidarité et d’entraide, la vie collective (toute relative, faute de lieux de vie en commun) dans les hôtels réquisitionnés ont été autant d’espaces où ces liens entre des groupes sociaux cohabitant mais ne dialoguant que très peu ont pu se créer. Du niveau le plus politique au plus ordinaire, ces solidarités se tissent donc peu à peu. Si les intérieurs des foyers diffèrent entre celui de la colocation d’étudiant·e·s fauché·e·s, de l’intellectuel·le ou l’artiste précaire, de la famille nombreuse ou du chômeur·se célibataire, toits, sols et cages d’escalier (des raisons fréquentes de mise en péril) sont communs et font communauté devant l’évacuation précipitée et sans moyens de la traiter dans des délais humains et de reloger les habitant·e·s. La mobilisation de ces deux derniers mois, autour du Collectif du 5 Novembre, et l’expérience de la violence policière lors des manifestations du 14 novembre et du 1er décembre participent aussi de cette communauté de mise en insécurité organisée par l’Etat et la ville. Comment le label de Marseille pourrait-il être transformé par ces mobilisations ? Autrement dit, évaluons l’hypothèse que cette séquence modifie profondément l’image que l’on a et que l’on donne de Marseille. Monsieur Gaudin et ses adjoints ont beau vanter la formidable Sociologue, université Paris-VIII, Cresppa-CSU et militant des quartiers populaires solidarité qui s’est exprimée à la suite du drame, celle-ci s’est organisée hors de son champ d’action clientélaire et des classes sociales qui lui étaient acquises. Là où M. Gaudin se faisait le héraut de la fierté marseillaise face au «Marseille bashing», cette fonction d’organisateur du corps social local lui échappe désormais. Une nouvelle formulation des dénonciations des pouvoirs publics s’organise, venue «du bas», qui s’articule autour d’une fierté marseillaise et populaire, et de la critique de «l’incurie» municipale. Dans cette alliance qui se construit, les collectifs d’habitant·e·s mobilisé·e·s parfois de longue date, dans le nord comme dans le sud et au centre de la ville, sont venus en renfort immédiatement, nouant et formalisant des alliances sociales inédites par leur profondeur et leur densité. La crise d’hégémonie des classes «gagnantes» locales du système clientéliste qu’identifie Gilles Pinson (1) a donc pour contrecoup heureux une mobilisation populaire et décomplexée. La montée en puissance de jeunes diplômé·e·s issu·e·s de l’immigration, d’habitant·e·s des quartiers qui n’ont pas eu le temps d’être happé·e·s par les promesses du clientélisme, est un des signaux positifs d’une génération peut-être capable de tisser avec les anciennes une nouvelle hégémonie sociale et politique qui pourrait se former dans la ville (2). Le label ici produit dans un cadre autonome de l’espace politique partisan est celui de la dignité, de l’habitat et du droit à une ville faite pour tou·te·s ses habitant·e·s. Une partie des classes moyennes et supérieures pourrait s’y identifier, stupéfaite par l’enlisement de la crise politique et l’inhumanité d’une mairie qui ne daigne pas recevoir les familles des victimes du 5 novembre, ou exaspérées de l’incurie municipale (transports, écoles, environnement), y compris dans les quartiers Sud. M. Gaudin a beau tenter de se convaincre lui-même dans ses voeux aux Marseillais·es que notre ville reste «attractive», son image est pourtant marquée au fer rouge du drame du 5 novembre et de l’état de l’habitat. Peut-être alors qu’en lieu et place du marketing de façade, en cette année 2019, Marseille pourrait être la capitale autodésignée du droit à la ville et de la dignité. Il n’y a plus qu’à rendre cette hypothèse réelle. La manifestation organisée par l’assemblée des délogé·e·s et les collectifs de quartiers le 2 février, qui pourrait et devrait avoir un écho national, sera un moment important pour l’affirmation politique de ce Marseille vivant et populaire. • (1) «Les maires ont peu l’habitude des contre-pouvoirs», de Gilles Pinson, politiste,
(2) «Un réveil des quartiers populaires marseillais qui vient de loin», de Kevin Vacher, Club de