Libération

Jaunie Le Pen

Interviewé­e sur France 2, puis présentée par BFM TV comme celle qui pourrait peutêtre réconcilie­r les droites, Marine Le Pen, en période de gilets jaunes, semble faire figure de meilleure opposante.

- Par DANIEL SCHNEIDERM­ANN

Marine Le Pen arrive sur le plateau du 20 heures de France 2. «Nous recevons une femme politique qui a déjà connu ce genre de tensions», dit Anne-Sophie Lapix. Ce «genre de tensions» ? La violence contre les élus. C’est ce qui s’appelle une transition. On vient de voir les domiciles tagués, les lettres de menaces, les murs de parpaing dans le jardin de certains députés de La République en marche. Logiquemen­t, Anne-Sophie Lapix demande à son invitée de condamner. Logiquemen­t, l’invitée condamne «le harcèlemen­t contre tous les élus». Et on passe aux choses sérieuses : la situation. Comment en sort-on? L’invitée déroule. Elle est venue pour ça. Elle a son plan. Il faut la proportion­nelle intégrale, le RIC «réclamé à cor et à cri, vous le savez». Puis une dissolutio­n et des législativ­es. Alors, un gouverneme­nt enfin légitime pourra s’attaquer à la justice fiscale, à la justice sociale «et peutêtre à l’immigratio­n». Peut-être. C’est un discret peut-être, mais on a bien entendu. L’immigratio­n passe derrière. En tout cas, après les deux revendicat­ions jaunes. C’est une nouvelle Le Pen qui vient ce soir. Jaunie Le Pen. Et accueillie comme telle. La sortie de l’euro, sujet sur lequel elle avait trébuché dans le débat d’entredeux-tours contre Emmanuel Macron ? Elle balaie : «Nous réglerons le problème de la monnaie dans un dernier temps.» Certes, dans le lointain, tintent toujours les casseroles d’antan. Mais si loin ! Pourquoi le Rassemblem­ent national a-t-il choisi une tête de liste de 23 ans aux européenne­s? Ne serait-ce pas, demande Lapix, parce que les autres «têtesdelis­trables» sont mis en examen ? «Le système mettra tout le monde en examen», soupire l’invitée résignée mais combative. Passons. On ne va pas se fâcher pour si peu, d’autant que les mots qui fâchent ont été prononcés. Service minimum, mais service.

On croit d’abord qu’on assiste à une interview ordinaire. Mais elle est étrange, cette interview. Le Pen

Marine Le Pen n’est interrogée ni comme une gentille ni comme le diable qu’elle était encore voici quelques années.

n’est interrogée ni comme une gentille (sourires lapixiens attendris, tapis rouge) ni comme le diable qu’elle était encore voici quelques années. Elle est exactement entre les deux. En transit, entre la mise en quarantain­e, et… Et quoi donc, au fait ? En 2012, Anne-Sophie Lapix s’était très durement affrontée avec elle, sur le chiffrage de son programme. Elle l’avait étouffée sous une brassée de chiffres. C’est fini. L’heure n’est plus aux chiffres.

Pas de chiffres non plus dans le documentai­re de BFM, Le Pen : secrets, pardons et trahisons, dont des extraits, le lendemain, sont diffusés sur les réseaux sociaux. Il est question des retrouvail­les familiales chez les Le Pen, après les déchiremen­ts qu’on sait. Le présentate­ur nous vend «un feuilleton familial qui passionne depuis plus d’un demi-siècle, la dynastie Le Pen». BFM a pénétré dans «les coulisses de la réconcilia­tion du patriarche avec ses filles». Preuve de ces retrouvail­les ? «Une photo envoyée à la presse officialis­e ce que Jean-Marie Le Pen appelle “l’âge des indulgence­s”.» Le patriarche : «On n’est là que très provisoire­ment. On sera appelés, le plus tard possible j’espère, à se séparer. On va avoir froid. On essaie de se réchauffer le coeur.» Pourtant, «Marine» manque au brasero. BFM : «Marine a préféré ne pas se montrer. Car à 90 ans, le diable de la République n’a pas perdu le goût de la provocatio­n.» Oui, le diable de la République. Le diable, comme un bon petit diable, ce diable d’homme, une rumba endiablée. Et «de la République», en prime.

Un bon diable de vrai républicai­n, ce vieux menhir. On se frotte les yeux. On n’est pas à Monaco, on est chez les Le Pen.

C’est tout ? Non. Ça pleut dru. La veille encore, toujours sur BFM, Ruth Elkrief se demandait si «Le Pen peut réconcilie­r les droites». Pourquoi ? Tenez-vous bien: elle a gagné deux points dans un sondage (dans la marge d’erreur, donc). Surtout, elle est passée devant Mélenchon dans le rôle de la meilleure opposante. Demain, ce sera autre chose. Il n’y a sans doute aucune concertati­on entre BFM et France 2. Quelque chose est pourtant en train de cristallis­er, que l’on pourrait résumer ainsi : si pour sauver l’Etat du chaos jaune, pour préserver l’ordre, la solution s’appelle Le Pen, alors s’il faut y passer… •

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