La souveraineté, parlons-en !
Ni divine ni naturelle, la loi est fabriquée par les hommes, par une société. Mais si le régime légal adopté s’avère caduc, on doit décider de le refonder, via une Assemblée constituante.
On ne parle pas de la souveraineté, on psalmodie ce mot. On n’interroge pas son contenu, on exige de disposer d’elle. Comme si c’était un pouvoir, une force motrice qui se trouverait entravée du côté du peuple et, selon les points de vue, toute prête aux usages de l’Etat ou bien au contraire abdiquée entre les pinces technoploutocrates de l’Europe et du mondialisme. Le problème est que la souveraineté n’est pas un pouvoir. Qu’elle soit celle du prince, celle de la République ou celle du peuple, elle est par elle-même dépourvue de pouvoir : elle indique que là où elle est désignée (prince, Etat, peuple) se tient ouverte une perspective absolument irrécusable et nécessaire sur l’au-delà de toute loi. L’au-delà des lois n’est pas une autre loi (cela n’est le cas qu’en théocratie, où il n’y a ni prince, ni Etat, ni peuple mais un ToutPuissant nommé Dieu). C’est au contraire l’espace infiniment ouvert au fondement de toute loi : là où il n’y a ni dieu, ni nature – cosmique ou humaine –, ni ordre transcendant en mesure de fonder la loi. Car la loi, si elle n’est ni divine ni naturelle, est fabriquée par les hommes, par une société qui s’est dotée d’un certain régime de fonctionnement et de reconnaissance de ses principes. C’est pourquoi elle relève essentiellement de l’exception : si le régime légal adopté s’avère caduc ou inadéquat dans des circonstances précises, le souverain doit pouvoir décider de mesures qui se divisent en mesures de refondation de la loi (par exemple, une Assemblée constituante ou instituante) et avant elles en mesures d’urgence nécessaires pour permettre de parvenir aux mesures de refondation. Par elle-même, la souveraineté n’est ni une loi ni un pouvoir : elle est strictement exceptionnelle, extraordinaire et sans autre contenu que la suspension des lois qui se trouvent dans un état critique. Cette suspension exige les moyens, les garanties et les précautions rappelés à l’instant. On peut donc dire qu’il y a quelque chose d’exorbitant dans la souveraineté. C’est sans doute un juste sentiment de ce caractère qui induit une fétichisation du mot en fonction d’une idée le plus souvent assez vague et plus ou moins confondue avec une toute-puissance.
La confusion entre souveraineté et toutepuissance (quand elle n’est pas théocratique) s’appelle tyrannie ou dictature (aujourd’hui on dit aussi «totalitarisme»). Chacun des souverains possibles (prince, Etat, peuple) est susceptible de devenir tyran (la Bête et le Souverain est un titre de Derrida). Ce qu’on nomme «République» (ou aujourd’hui «Etat de droit») représente très précisément un régime qui rend possible l’exercice sans déviation ni corruption de toutes les souverainetés (celle de l’Etat, celle du peuple). L’idée de la République, c’est l’idée que nul ne peut fonder la loi selon sa propre initiative et selon ses vues. Nul, ni aucun des magistrats en charge de l’Etat ni aucun des citoyens qui forment le peuple. C’est pourquoi tout magistrat – et surtout bien sûr les plus hauts placés – est soumis à l’observation des règles qui concernent les situations d’exception (et qui comprennent la possibilité même de décider qu’il y a exception). C’est en un sens ce que représentent essentiellement la division des pouvoirs et la possibilité de leur contrôle.
C’est aussi pourquoi chaque composante du peuple – individus, groupe d’intérêts ou d’affinités, magistrats ou responsables de toutes sortes – est soumise par définition aux mêmes règles. Comme ces règles toutefois ne sont pas entièrement transposables des corps institués de l’Etat aux multiples groupes qui forment le peuple, celui-ci, en tant que souverain, rencontre le dilemme suivant : ou bien il laisse s’opérer une désagrégation totale de la République et il remet à plus tard la tâche de refondation – ou bien il se constitue déjà en tant que susceptible d’exercer la souveraineté, c’est-à-dire qu’il se définit et définit les modalités de parole et d’action selon lesquelles elle s’exercera. En 68, Sartre disait : «Dans la démocratie, tous les hommes doivent être souverains, c’est-à-dire pouvoir décider, non pas seuls, mais ensemble, de ce qu’ils font.» Ensemble : voilà ce qui doit fonder la souveraineté or, «ensemble», cela n’est pas donné, ni par nature ni par surnature. Cela n’est ni un fait, ni un devoir, ni un vague idéal. Cela est à faire.
C’est simple : la souveraineté n’existe pas si elle ne se donne pas elle-même quelques lois pour son exercice dans l’outre-loi. Ou encore : ce n’est pas un peuple supposé déjà donné qui fait la souveraineté, c’est au contraire une souveraineté réfléchie, construite et décidée qui fait un peuple. Il s’agit donc d’un mécanisme – voire d’un organisme – extrêmement délicat. Ça ne se manie pas comme un outil qu’on aurait sous la main (ainsi qu’on imagine trop facilement ce que serait un référendum). C’est en fait le coeur de la démocratie, et ça demande, comme tous les coeurs, des précautions et des attentions. Sans quoi l’infarctus menace. Voilà pourquoi il faut en parler : il faut tous ensemble scruter et ausculter sa très fine complexion pour en faire un bon usage. • Par Philosophe