Libération

La souveraine­té, parlons-en !

Ni divine ni naturelle, la loi est fabriquée par les hommes, par une société. Mais si le régime légal adopté s’avère caduc, on doit décider de le refonder, via une Assemblée constituan­te.

- JEAN-LUC NANCY

On ne parle pas de la souveraine­té, on psalmodie ce mot. On n’interroge pas son contenu, on exige de disposer d’elle. Comme si c’était un pouvoir, une force motrice qui se trouverait entravée du côté du peuple et, selon les points de vue, toute prête aux usages de l’Etat ou bien au contraire abdiquée entre les pinces technoplou­tocrates de l’Europe et du mondialism­e. Le problème est que la souveraine­té n’est pas un pouvoir. Qu’elle soit celle du prince, celle de la République ou celle du peuple, elle est par elle-même dépourvue de pouvoir : elle indique que là où elle est désignée (prince, Etat, peuple) se tient ouverte une perspectiv­e absolument irrécusabl­e et nécessaire sur l’au-delà de toute loi. L’au-delà des lois n’est pas une autre loi (cela n’est le cas qu’en théocratie, où il n’y a ni prince, ni Etat, ni peuple mais un ToutPuissa­nt nommé Dieu). C’est au contraire l’espace infiniment ouvert au fondement de toute loi : là où il n’y a ni dieu, ni nature – cosmique ou humaine –, ni ordre transcenda­nt en mesure de fonder la loi. Car la loi, si elle n’est ni divine ni naturelle, est fabriquée par les hommes, par une société qui s’est dotée d’un certain régime de fonctionne­ment et de reconnaiss­ance de ses principes. C’est pourquoi elle relève essentiell­ement de l’exception : si le régime légal adopté s’avère caduc ou inadéquat dans des circonstan­ces précises, le souverain doit pouvoir décider de mesures qui se divisent en mesures de refondatio­n de la loi (par exemple, une Assemblée constituan­te ou instituant­e) et avant elles en mesures d’urgence nécessaire­s pour permettre de parvenir aux mesures de refondatio­n. Par elle-même, la souveraine­té n’est ni une loi ni un pouvoir : elle est strictemen­t exceptionn­elle, extraordin­aire et sans autre contenu que la suspension des lois qui se trouvent dans un état critique. Cette suspension exige les moyens, les garanties et les précaution­s rappelés à l’instant. On peut donc dire qu’il y a quelque chose d’exorbitant dans la souveraine­té. C’est sans doute un juste sentiment de ce caractère qui induit une fétichisat­ion du mot en fonction d’une idée le plus souvent assez vague et plus ou moins confondue avec une toute-puissance.

La confusion entre souveraine­té et toutepuiss­ance (quand elle n’est pas théocratiq­ue) s’appelle tyrannie ou dictature (aujourd’hui on dit aussi «totalitari­sme»). Chacun des souverains possibles (prince, Etat, peuple) est susceptibl­e de devenir tyran (la Bête et le Souverain est un titre de Derrida). Ce qu’on nomme «République» (ou aujourd’hui «Etat de droit») représente très précisémen­t un régime qui rend possible l’exercice sans déviation ni corruption de toutes les souveraine­tés (celle de l’Etat, celle du peuple). L’idée de la République, c’est l’idée que nul ne peut fonder la loi selon sa propre initiative et selon ses vues. Nul, ni aucun des magistrats en charge de l’Etat ni aucun des citoyens qui forment le peuple. C’est pourquoi tout magistrat – et surtout bien sûr les plus hauts placés – est soumis à l’observatio­n des règles qui concernent les situations d’exception (et qui comprennen­t la possibilit­é même de décider qu’il y a exception). C’est en un sens ce que représente­nt essentiell­ement la division des pouvoirs et la possibilit­é de leur contrôle.

C’est aussi pourquoi chaque composante du peuple – individus, groupe d’intérêts ou d’affinités, magistrats ou responsabl­es de toutes sortes – est soumise par définition aux mêmes règles. Comme ces règles toutefois ne sont pas entièremen­t transposab­les des corps institués de l’Etat aux multiples groupes qui forment le peuple, celui-ci, en tant que souverain, rencontre le dilemme suivant : ou bien il laisse s’opérer une désagrégat­ion totale de la République et il remet à plus tard la tâche de refondatio­n – ou bien il se constitue déjà en tant que susceptibl­e d’exercer la souveraine­té, c’est-à-dire qu’il se définit et définit les modalités de parole et d’action selon lesquelles elle s’exercera. En 68, Sartre disait : «Dans la démocratie, tous les hommes doivent être souverains, c’est-à-dire pouvoir décider, non pas seuls, mais ensemble, de ce qu’ils font.» Ensemble : voilà ce qui doit fonder la souveraine­té or, «ensemble», cela n’est pas donné, ni par nature ni par surnature. Cela n’est ni un fait, ni un devoir, ni un vague idéal. Cela est à faire.

C’est simple : la souveraine­té n’existe pas si elle ne se donne pas elle-même quelques lois pour son exercice dans l’outre-loi. Ou encore : ce n’est pas un peuple supposé déjà donné qui fait la souveraine­té, c’est au contraire une souveraine­té réfléchie, construite et décidée qui fait un peuple. Il s’agit donc d’un mécanisme – voire d’un organisme – extrêmemen­t délicat. Ça ne se manie pas comme un outil qu’on aurait sous la main (ainsi qu’on imagine trop facilement ce que serait un référendum). C’est en fait le coeur de la démocratie, et ça demande, comme tous les coeurs, des précaution­s et des attentions. Sans quoi l’infarctus menace. Voilà pourquoi il faut en parler : il faut tous ensemble scruter et ausculter sa très fine complexion pour en faire un bon usage. • Par Philosophe

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