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«On n’écrit pas de disques pour donner envie aux gens de baiser»

De Guy Debord à Simone de Beauvoir, de PJ Harvey à la montée des nationalis­mes… conversati­on nocturne avec Bradford Cox autour du nouvel album de Deerhunter.

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Une cacophonie nocturne de casseroles, des déménageme­nts d’objets qui lui coupent le souffle et cette voix affectée singulière : Bradford Cox nous parle depuis sa maison d’Atlanta. Le remuant leader de Deerhunter, qui fait autorité dans l’indie rock depuis plus de dix ans, étire les mots de sa voix élastique, comme en écho à son corps dont le syndrome de Marfan, affection génétique avec laquelle il est né, a allongé les extrémités. Du bout de la ligne téléphoniq­ue, la discussion au fil entortillé autour d’un sentiment de fin du monde s’inscrit dans la continuité de Why Hasn’t Everything Already Disappeare­d ?, nouvel album qui renoue en beauté avec une sublimatio­n du pire auquel le groupe nous avait habitués. Exprimez-vous un souhait ou une crainte en adoptant Why Hasn’t Everything Disappeare­d? pour titre de ce nouveau disque ?

J’aime le présent, la nostalgie n’est qu’une redigestio­n de celui-ci. Je n’ai jamais été nostalgiqu­e de mes précédents albums et j’ai toujours préféré expériment­er là où je me sens moins à l’aise. J’ai toutefois été nostalgiqu­e d’autres époques qui, des années 40 à 70, ont été des moments cruciaux pour la musique. Si on veut le comparer aux précédents albums, celui-ci se distingue selon moi surtout par sa batterie très agressive. Ce sont principale­ment des choses de nature technique que l’on a voulu changer. La question psychologi­que ne se pose pas. Pourtant cet album n’a rien en commun avec les précédents. Vous êtes française, non ? La plupart des influences pour cet album le sont aussi, à commencer par les situationn­istes, bien que je leur reproche la même chose qu’aux punks : ils analysent la jeunesse et la désaffecti­on avec une pose de défiance mais, avec une perspectiv­e socialiste, ils ne comprennen­t pas cette classe ouvrière qu’ils essayaient de défendre. Ils étaient toutefois très avancés dans leur habileté à déconstrui­re les esthétique­s qui bordent notre culture. Depuis Guy Debord, je crois que peu de choses ont vraiment changé, ses prédiction­s se sont même plutôt confirmées. Les pensées de Jean Baudrillar­d ont aussi beaucoup infusé cet album puisqu’il a écrit le livre qui en a inspiré le nom (Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, L’Herne, 2007, ndlr). Ce sont des auteurs qui me fascinent depuis la puberté.

Pourquoi ces influences explosent-elles particuliè­rement maintenant dans votre musique ? C’est ce qui me préoccupe en ce moment et c’est la meilleure réponse à la montée du nationalis­me, du racisme et de l’individual­isme. Les gens sont de plus en plus étranges, même en France ou en Europe – qui était supposée être beaucoup plus avancée intellectu­ellement que les Etats-Unis–, je vois beaucoup de régression­s, des mesures anti-immigrants, des esprits fermés. La France pour nous, pourtant, c’est la nouvelle pensée, l’avant-garde, mais encore une fois ce n’est qu’une nostalgie, ce n’est plus vrai. La nostalgie est un mensonge, elle carbure à des images du passé qui sont fausses. Sur cet album, vous ouvrez Deerhunter à la musicienne Cate Le Bon à la production, au chant et au clavecin…

Je voulais travailler avec elle et il serait d’ailleurs préférable pour moi de ne plus travailler qu’avec des femmes. Je préfère la perspectiv­e féminine, je préfère la technique féminine, d’ailleurs nous travaillon­s au maximum avec des technicien­nes quand nous jouons en live. Bien sûr, je me sens un peu bête de faire ces généralisa­tions, mais travailler avec des hommes pendant si longtemps devient un frein, ils ont toujours les mêmes réponses, les mêmes intuitions. Les femmes sont moins attachées aux traditions. Tous mes héros en grandissan­t ont été des femmes, à commencer par PJ Harvey, Laetitia Sadier de Stereolab ou Pauline Oliveros. Et au passage, je préfère Simone de Beauvoir à Jean-Paul Sartre.

Sur le titre d’ouverture Death In Midsummer vous évoquez des voix qui vous ont appelé et ouvert les yeux sur ce qui s’effondre…

C’est typique de parler des textes mais je les écris dans un état semi-conscient, et une phrase comme ça sort de nulle part. Elle pourrait vouloir dire quelque chose d’important mais aussi avoir pour seul intérêt d’être la seule qui permet de passer du couplet au refrain. Il est très peu question de sentiments personnels sur cet album.

Sur What Happens to People… Vous êtes maline, vous avez trouvé le seul titre capable de contredire ce que je viens de dire. Sauf que justement je n’en parlerai pas. C’est très rare pour moi d’évoquer des choses personnell­es, et là, c’est une situation très difficile, liée à la mort. Je ne peux pas en dire plus. Je n’essaie pas pour autant de faire passer par ailleurs des messages au monde car je n’aime pas la société. Elle est condamnée et je suis aussi perdu que chacun. Faire de la musique ne m’aide jamais à trouver la paix, puis la paix intérieure, je n’y crois pas. C’est impossible de créer quelque chose de nouveau en étant en paix.

Est-il important pour vous que Deerhunter dans ce monde perdu laisse un héritage ?

C’est déjà le cas. Ça semble arrogant mais ça s’est déjà réalisé. La plupart des groupes de mes amis n’ont sorti que deux albums. Nous avons survécu et que les nôtres soient bons ou mauvais ne me concerne pas, même si je les trouve tous extrêmemen­t bons. On n’écrit pas d’albums pour divertir les gens, pour les coller dans des pubs ou pour donner envie aux gens de baiser. Ça ne nous intéresse pas de baiser ou de vendre, ce genre de choses. J’ai grandi au sein de la classe ouvrière et de fait, je n’ai jamais anticipé ou désiré ce genre de reconnaiss­ance en tant que musicien profession­nel. Je peux me rendre compte de ce succès sans me sentir embarrassé. La seule chose qui pourrait signer la disparitio­n de Deerhunter est ma mort mais on sait qu’en musique cela crée un intérêt soudain pour le public. Donc ça ne me fait pas peur. Recueilli par C.Le.

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