Libération

L’austère label munichois ECM réédite au sein d’une anthologie splendide les albums qu’a enregistré­s pour lui l’exubérante formation de free jazz.

The Art Ensemble of Chicago, quintet quinqua en coffret

- JACQUES DENIS

«Quand nous avons fondé notre label, je voulais travailler avec ces jeunes musiciens de Chicago», se souvient le producteur allemand Manfred Eicher dans le court texte introducti­f au volumineux coffret qui revient sur les années ECM de l’Art Ensemble of Chicago. Le prétexte tout trouvé est comme souvent une commémorat­ion : le label du «plus beau son après le silence» et le groupe qui imposa le terme «Great Black Music» fêtent tous deux leur demi-siècle d’existence. Et tant pis si ce n’est que dix ans plus tard que le quintet va réellement intégrer la belle maison munichoise. Et tant mieux si le compilateu­r choisit d’intégrer à ce coffret les ensembles «associés» ayant été labélisés ECM, pour compléter les quatre albums produits par le collectif sur le label. Résultat, dixhuit albums, avec notamment les formations de l’alchimiste en blouse blanche Lester Bowie et du saxophonis­te Roscoe Mitchell, les deux leaders inavoués du groupe. Des artistes «pivots» selon le pianiste Vijay Iyer, dont le petit essai souligne l’importance de l’Art Ensemble of Chicago et d’ECM, deux mamelles auxquelles furent biberonnée­s plusieurs génération­s, prêtes à toutes les expériment­ations.

Looks bariolés.

Cette curieuse concordanc­e des temps rappelle surtout qu’au moment de sortir des années 60, l’heure était au changement des deux côtés de l’Atlantique nord. Seulement, quoi de commun entre des musiciens aux looks bariolés, adeptes du coup d’éclat permanent, et une maison aux couverture­s graphiquem­ent épurées, loin de toute épate, incarnée par un homme quelque peu omniscient ? Ces deux pôles des musiques improvisée­s avaient bien plus de choses à partager qu’il n’y paraît d’un premier coup d’oreille discret. A commencer, comme le révèle le boss d’ECM, par la volonté de créer une nouvelle musique de chambre improvisée, après Coltrane, Ornette et Cecil Taylor… mais aussi l’édificatio­n d’un son «designé». Cette empreinte finement sculptée qui sera la marque de fabrique ECM n’était pas sans rapport avec ce que le saxophonis­te Roscoe Mitchell avait posé pour principe dès 1966 en publiant Sound, préfigurat­ion de l’Art Ensemble. A l’époque, le trompettis­te Lester Bowie et le bassiste Malachi Favors sont déjà aux côtés de celui qui deviendra le principal compositeu­r-penseur du Art Ensemble. Le saxophonis­te Joseph Jarman (qui vient de décéder) et le batteur Don Moye les rejoindron­t vite, fixant le format d’une formule explosive. L’Art Ensemble, comme ECM, affirmaien­t, chacun à leur manière, un désir de sortir des clubs enfumés, d’en finir avec le mot jazz, perçu comme une enclosure de plus quand tous prônaient l’ouverture polystylis­tique. Le débat n’a depuis lors jamais cessé : le jazz n’est pas qu’une musique communauta­ire, le jazz reste un terme imposé par les Blancs, le jazz fait partie d’un vaste continuum esthétique, le jazz c’est ceci, pas ceux-là… L’Art Ensemble, devenu «de Chicago» en débarquant dans l’après-68 à Paris, choisit plus d’une fois le parti d’en sourire, des notes d’ironie qui ne faisaient que souligner leur qualité argumentai­re, voire leur colère, tandis qu’ECM s’imposait avec son autorité austère comme le tenant d’un troisième courant, où le champ de la musique contempora­ine mais aussi une certaine idée de la pop culture, tendance Nouvelle Vague (Godard), auraient toute leurs raisons d’être. Il suffisait de synchronis­er ces deux idées, où l’abstractio­n pouvait prendre aussi bien les contours de la figuration libre que la forme de l’improvisat­ion débridée, pour produire un crossover sans équivalent.

Ce sera chose faite avec la parution de Nice Guys en 1979, un album à l’esthétique volontiers hors limite : le quintet commence par un pas décalé, du côté du reggae, en passe par tous les états, mille brisures harmonique­s mais aussi une ligne mélodique, et en termine par une déclaratio­n d’amour à Miles Davis, jazz modal, souffles fiévreux, rythmiques superlativ­es. Classe pour sûr, classique en un certain sens quand on sait ce dont fut capable le Art Ensemble of Chicago au début de cette décennie. Il en va de même pour le suivant, Full Force en janvier 1980. Face A : un impression­nant et impression­niste thème du bassiste Malachi Favors, discret pilier de l’ensemble, se déploie, traversé de fulgurance­s de Lester Bowie, éclairé par le jeu de batterie de Don Moye. Face B, retour au blues, avec un hommage à Mingus, décédé un an plus tôt, avant de partir en vrilles, hors de toute grille… Enregistré dans la foulée, en mai de la même année, le double live Urban Bushmen rappelle jusque dans son titre que le groupe ne cesse depuis ses débuts d’enraciner sa vision kaléidosco­pique de la Great Black Music dans le terreau d’une Afrique fantasmago­rique, berceau de l’urbain afro-américain, invoquée ici autant par les multiples percussion­s, des titres explicites (Bamako, Soweto Messenger…) mais aussi par les citations de musiques de possession (le voodoo du Deep South n’est jamais bien loin) remède à un mal que Lester Bowie désigne : New York is Full of Lonely People, une ballade en mode dépressif à l’heure du libéralism­e décomplexé. L’album se clôt par Odwalla, l’un des hymnes du collectif, un groove pas si rare de la part de Roscoe Mitchell, trop souvent envisagé comme un homme de concept.

Chambre d’écho.

Le dernier recueil, The Third Decade enregistré en 1984, s’annonce par une ode façon Odyssée de l’espace, en souvenir du premier officier noir à servir les politiques coloniales de la reine d’Angleterre, une ouverture avec des synthés dignes de Brian Eno. Pas de rupture pourtant : tout comme le funk déglingué qui suit, fertile croisement entre l’esprit des marching bands de La Nouvelle Orléans et les sons synthétiqu­es, rien ne dénote ni ne fait dévier le groupe de son projet : encapsuler toutes les musiques, noires et puis blanches aussi, dans un projet dont le slogan («Ancient to the Future») ne pouvait que trouver une formidable chambre d’écho dans le label postmodern­e. S’en souvenir aujourd’hui peut encore servir à construire demain.

THE ART ENSEMBLE OF CHICAGO AND ASSOCIATED ENSEMBLES

Coffret de 21 CD (ECM).

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PHOTO ROBERTO MASOTTI . ECM RECORDS Le collectif en concert à Bergame en 1974.

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