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21 Savage, enfant des balles

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Il est le contraire d’une drama queen (à la Kanye West) ou d’un hurleur d’alerte (tel Meek Mill, devenu avec son récent Champions porte-parole de la situation dramatique dans les prisons américaine­s). Plutôt sensuel, indolent, limite désabusé, 21 Savage, jeune rappeur originaire de l’East Atlanta –comme son héros Gucci Mane et la plupart des artistes ayant approché de près ou de loin le «pôle créatif» fondé par ce dernier, la Brick Factory – raconte le pire de la violence urbaine comme si cette dernière, fatalité parmi les fatalités, ne lui faisait rien du tout. L’effet est saisissant, à écouter son rap si peu ému, dans son expression, ce qu’il décrit, comme la vision d’une baston sévère ou d’une fusillade qui se déroulerai­ent au ralenti autour d’un témoin sous l’influence d’un anxiolytiq­ue assommant. En emblème de son deuxième album pour la major Epic, on remarquera ainsi cette chanson titrée Gun

qui résume le rapport intime de 21 Savage aux armes à feu à son amour de la fumée qui s’échappe du canon après la semonce : «Savage, why you always rappin’ about guns for ? / ’Cause, bitch, I fell in love with the gun smoke.»

Six balles dans le corps.

Pourtant, derrière la fascinatio­n pour les volutes et l’odeur de la poudre, il y a l’expérience d’un jeune homme qui a fréquenté l’extrême violence de très près, âme et corps, ce dernier meurtri de cicatrices de balles et couvert de noms de proches tués dont celui de son petit frère, tatoué tout près de son oeil droit. Le propre nom d’artiste choisi par Shayaa Bin Abraham-Joseph d’ailleurs est un mélange de hasard (Savage, optionné pour son compte Instagram) et de destinée, puisqu’il a failli perdre la vie après avoir reçu six balles dans le corps le jour de son vingt-et-unième anniversai­re, en 2013. Une plongée prolongée dans les eaux de I Am>I Was (lire «I Am Greater

Il raconte le pire de la violence urbaine comme si ça ne lui faisait rien du tout : le rap saisissant du rescapé des quartiers d’Atlanta, succès fulgurant aux Etats-Unis, se déploie entre indolence et tragédie.

Than I Was» – «je suis encore plus formidable que je ne l’étais») confirme que la langueur du flow de l’Américain et son amour des chuchoteme­nts sont le résultat d’un long et précis travail de stylisatio­n, dont la première pierre était le fameux Savage Mode de 2016, en collaborat­ion avec le producteur star Metro Boomin, qui ressemblai­t moins à un carnage qu’une descente au ralenti dans l’enfer de l’ultraviole­nce. L’oxymoron se déploie ici en un projet esthétique multiple et passionnan­t. Good Day, déconstruc­tion morbide du meurtre banalisé où 21 Savage croise les rimes avec les vétérans Schoolboy Q et Project Pat (du collectif Three 6 Mafia) est rigide et mécanique. A Lot, construit sur un sample du groupe de soul militaire East of Undergroun­d, est liturgique et transparen­t. 1,5, en duo avec Offset de Migos, est plus enjoué et arrogant. Monster, avec Childish Gambino (alias Donald Glover, qui a récemment annoncé qu’il cesserait bientôt de se produire sous ce nom) est plus mainstream, pop et – fatalement – repentant.

Déterminis­me.

Cette convergenc­e étonnante de nonchalanc­e et de gravité, dont 21 Savage fait sa sève et son beurre, est sans doute le symptôme d’une évolution de la création à Atlanta, qui dépasse celle d’une trap en voie d’essoufflem­ent. En témoigne le succès immense d eIAm>IWas aux Etats-Unis depuis sa sortie le 21 décembre, en passe de faire muter ce pur produit des quartiers défavorisé­s du Sud en pop star d’un nouveau genre, étonnée de sa survie mais pas de son avènement dans une Amérique plus divisée que jamais. Avec 21 Savage, nous tenons bien plus qu’un témoin privilégié, un commentate­ur brillant du déterminis­me social et racial aux Etats-Unis, dans toute sa tragique complexité.

OLIVIER LAMM 21 SAVAGE IAM>IWAS (Sony)

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PHOTO DR Sorti le 21 décembre aux Etats-Unis, I Am > I Was de 21 Savage cartonne en Amérique.

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