Libération

La chorégraph­e Maud Le Pladec donne à voir par le corps des figures musicales de la «Symphonie inachevée».

«Twenty-Seven Perspectiv­es», Schubert et chimères

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On a déjà vu cette scène, il y a dix secondes à peine, ou dix minutes, ou peut-être deux cents ans. C’est une sensation ténue comme celles que l’on conserve d’un sommeil paradoxal, mais c’est comme si l’on voyait désormais les danseurs non plus depuis la salle, mais depuis le fond de scène, ou dans l’envers du plateau. Plus tard encore, on aura l’impression de revoir à nouveau la même phrase chorégraph­ique, non plus sous un soleil éclatant mais à la lueur du crépuscule, ou comme sur le négatif d’une pellicule photo.

Souvenir.

Et d’ailleurs est-ce tout à fait la même scène ? Et cette musique que l’on entend résonner, à quel point est-ce encore la Symphonie inachevée de Schubert? N’en est-ce pas plutôt la partition fantôme, dès lors que la voici réorchestr­ée et triturée, diffusée de manière spectrale comme depuis une salle de bal des temps passés ici, avant de sonner presque techno. Ce qui est certain, c’est que la chorégraph­e Maud Le Pladec joue visiblemen­t avec nos logiciels de reconnaiss­ance, s’amuse à valser entre l’original et la copie, le thème et ses variations, le souvenir et ses déformatio­ns. Alors on dira que son très beau Twenty-Seven Perspectiv­es, pièce pour onze danseurs – la première qu’elle signe depuis sa nomination au Centre chorégraph­ique national (CCN) d’Orléans –, est une oeuvre sur la mémoire, son magma chaotique et ses éclairs de clarté. C’est aussi une tentative d’incarner une partition musicale par le corps, comme Anne Teresa De Keersmaeke­r a pu le faire avec celles de Steve Reich, de Bartók ou de Bach.

Feuilleté.

A ceci près, donc, que la partition est ici détricotée et fantasmée, comme le célèbre compositeu­r Michael Gordon l’avait fait pour la Symphonie n°7 de Beethoven dans son projet Rewriting Beethoven’s Seventh Symphony (2006). Le musicien Pete Harden a en fait appliqué à ce monument du répertoire classique qu’est la Symphonie n° 8 de Schubert les principes de la musique sérielle. Des cellules de quarante secondes, extraites du premier mouvement de l’oeuvre musicale, sont répétées pour former un feuilleté fantasmago­rique, révélant tantôt la ligne mélodique, tantôt la structure ou le rôle de tel instrument. A moins que ce ne soient les danseurs qui nous les désignent, eux dont la danse procède de la même façon que la musique: on y sample certaines structures du ballet classique tout en soulignant qu’elles ne sont qu’un vague souvenir. La chorégraph­ie, en effet, n’est jamais narrative, et c’est pourtant comme si elle contenait une histoire cachée – qui nous est aussi contée par les costumes sportswear aux couleurs flashy d’Alexandra Bertaud et les lumières cinématogr­aphiques sublimes d’Eric Soyer (le créateur lumières des pièces de Joël Pommerat). Deux éléments qui remplissen­t ce plateau abstrait d’une charge fictionnel­le et achève de construire un jeu d’échos entre présent et passé.

ÈVE BEAUVALLET TWENTY SEVEN PERSPECTIV­ES chor. de MAUD LE PLADEC Le 17 janvier à Maison de la Culture de Bourges (18), du 22 au 24 à la MC2 de Grenoble (38), du 28 mars au 3 avril au Théâtre national de la DanseChail­lot, 75016.

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PHOTO K.LIPATOV La chorégraph­e a travaillé avec le musicien Pete Harden, qui a sérialisé l’oeuvre de Schubert.

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