Libération

Le cri du peuple

Gabin Formont Le jeune gilet jaune a lancé Vécu, un média sur Facebook, pour faire témoigner les victimes de violences lors des manifestat­ions.

- Par QUENTIN GIRARD Photo CYRIL ZANNETTACC­I. VU

Gabin Formont est là, face à nous, et il parle. Il ne s’arrête pas, argumente, développe, s’enthousias­me, se reprend, s’indigne, s’emporte. Et pleure aussi. Il est entier, au point de presque déborder de lui-même. On n’est pas toujours d’accord, on le lui dit, mais on l’écoute, on l’entend parce qu’il a un souffle, une conviction, une volonté. Ça fait du bien, la volonté. Ceux qui y croient, ceux qui pensent encore qu’on peut renverser la table et changer le monde dans une société qui nous avait appris à être résigné. Après, à la fin, qu’en restera-t-il ? Au fait, y aura-t-il une fin ou tout est-il en train de commencer ? Les gilets jaunes bousculent la vie politique depuis novembre et emportent beaucoup de nos conviction­s et de nos illusions dans un raz de marée de ronds-points autogérés et de gaz lacrymogèn­es. Si les politiques sont en première ligne, la presse aussi en prend pour son grade. Révoltés, dépités, soupçonneu­x, les gilets jaunes contournen­t les circuits traditionn­els de l’informatio­n.

Gabin Formont, bientôt 29 ans, est l’un de ceux-là. Inconnu il y a un mois, le petit gars, révolté par les violences policières, a décidé de lancer sa propre plateforme, Vécu, le média du gilet jaune. Sur Facebook, là où tout se passe. Depuis, entouré d’une équipe de bénévoles, il multiplie les live. Le samedi, il va sur le terrain, suit les manifs, et le reste de la semaine, il interviewe des protestata­ires et des victimes. Ça cartonne. Vécu est devenue, avec Brut ou RT, une chaîne de référence, considérée comme «amie» par les manifestan­ts en colère. Dans cette histoire, il y a, de leur point de vue, ceux qui sont avec eux et ceux qui sont contre eux. «Je ne supportais plus de voir les blessés, des gens qui perdent leurs yeux, leurs mains, qui quasiment perdent leur vie, explique Gabin Formont. Ce sont des mutilés de guerre, et les médias traditionn­els, la télé surtout, n’en parlaient pas.» Regarder ses retransmis­sions Facebook est fascinant, tant, avec d’autres, il réinvente la manière de produire de l’info, sans en avoir aucun des codes. Il filme à l’arrache avec son téléphone. C’est parfois flou, parfois le son saute, parfois il s’énerve contre la police ou d’autres têtes émergentes comme Eric Drouet. Parfois on le trouve très juste, d’autres fois dans l’erreur, voire hypnotisé par ses propres paroles. C’est sans coupure, instinctif, avec des longueurs, mais on reste scotché devant son écran d’ordinateur, parce que cela sonne vrai. Mercredi, il a été interrogé

par un reporter de France Inter. Il a diffusé l’interview sur Vécu. Les internaute­s commentaie­nt en direct, exercice tout aussi captivant que terrifiant. Nombre d’entre eux lui reprochaie­nt de se mettre en avant ou de répondre à un «vendu», marquant une nouvelle fois cette rupture. Lui ne déteste pas tous les journalist­es et évite les généralité­s. Il enregistre notre conversati­on, tout de même, «pour si jamais vous déformez mes propos».

Le week-end dernier, Vécu a aussi contribué à l’extinction d’une rumeur. Une gilet jaune belge aurait été tuée par un tir d’une arme de type Flash-Ball, la fausse info emballe les groupes Facebook. Gabin Formont se rend compte que ce n’est pas vrai, le dit. «C’était plus que crédible cette histoire, juget-il. Sans mon équipe qui m’a mis en garde, je l’aurais postée.» «C’est une des pages des plus fiables, s’enthousias­me Antonio, un des bénévoles, blessé par la police lors d’une manif. Le but de Vécu, c’est d’aider les personnes. On n’est pas là pour faire du buzz.»

Gabin Formont raconte son histoire dans le petit appartemen­t situé dans les faubourgs d’Asnières (Hauts-de-Seine) qu’il partage avec sa copine, employée dans l’édition. Les murs du salon-cuisine sont presque nus, des plantes pas en grande forme se battent en duel. Dans la bibliothèq­ue, il y a des romans, comme Vernon Subutex de Virginie Despentes, des guides de voyage sur la Thaïlande ou le Portugal, et des manuels de développem­ent personnel. «Ça t’apprend pas mal de choses sur ta vie, comment gérer tes émotions. C’est pas facile à gérer les émotions.»

L’indigné allume cigarette sur cigarette et répète qu’il est très fatigué, à vif. La nuit dernière, il s’est couché à 5 heures du matin, pour bosser sur sa création. Hors de question d’arrêter pour le moment. Dans un mois, le Creusois d’origine ne touchera plus le chômage. Il a une propositio­n de job dans un salon d’exposition. Il sera obligé d’accepter pour pouvoir payer son loyer si Vécu ne devient pas viable financière­ment. Il aimerait fonctionne­r sur un système de dons : chacun donne ce qu’il veut, et les contenus restent gratuits. Avant «tout ça», il a passé un BTS, a travaillé pour le restaurate­ur Big Fernand. Il a tenté de lancer deux commerces, une table spécialisé­e dans l’omelette et un coffee-shop vendant du cannabidio­l, du cannabis allégé.

Pour Gabin Formont, la population qui se soulève va changer la société. Des assemblées constituan­tes, éventuelle­ment avec des citoyens tirés au sort, vont être créées. Le peuple (si ça existe vraiment) va prendre le pouvoir et l’intelligen­ce collective va triompher. En ce moment, il se renseigne sur le RIC, écarte d’un revers de main la possibilit­é que ça puisse remettre en cause des libertés fondamenta­les. «C’est des conneries : on essaie de décrédibil­iser le RIC en disant qu’on va empêcher les homosexuel­s de l’être et rétablir la peine de mort. Il y a des gens pour mais ce n’est pas la majorité. La majorité en France est intelligen­te et bienveilla­nte.»

Le jeune homme jure qu’il n’a jamais voté, qu’il est apolitique. Pourtant, on se dit qu’il devrait en faire lui-même. Il est doué: il a la rhétorique habile et l’anaphore aisée. Il revient sur les blessés, sur les difficulté­s sociales et intimes, rappelant que cette colère part de loin. «Les gens n’ont plus de travail, sont mal payés, sont mal soignés, les services publics se font défoncer.» Il continue : «On n’a plus de sens à donner à nos vies, c’est le plus gros problème. On vit pour travailler, or le travail nous dégoûte. On nous oblige à vendre des choses qui sont invendable­s, pas éthiques, amorales. On nous oblige à travailler toujours plus pour toujours moins. Quand vous donnez du sens à la vie des gens, quand vous leur donnez quelque chose qui leur donne envie de participer, de se lever le matin, de se sentir utile, d’être dans une cohésion, vous leur changez la vie. Ce mouvement rassemble les plus belles personnes de ce pays.»

«Il faut venir de la merde pour le comprendre», jure-t-il. Lui a eu une enfance «catastroph­ique». Sa mère, qu’il aimait plus que tout, s’est suicidée. Son père, violent, est en prison pour longtemps. Il a vécu dix ans en famille d’accueil avant de pouvoir retrouver ses frères et soeur. Il en parle avec des larmes dans la voix. On comprend d’où vient cette colère, ce refus de l’injustice, ce désir de sauver les autres. Quitte à se brûler les ailes. •

1990 Naissance. 2010 Diplômé d’un BTS négociatio­n et relation client. 16 décembre 2018 Création de Vécu.

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