Libération

Pipeline germano-russe :

Washington menace, Merkel s’efface Les Etats-Unis menacent désormais de «sanctions» les entreprise­s associées au projet controvers­é de gazoduc géant entre l’Allemagne et la Russie. Outre-Rhin, la classe politique est divisée.

- Par JOHANNA LUYSSEN Correspond­ante à Berlin

Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, les relations germano-américaine­s se sont sensibleme­nt dégraOMV dées. Voilà de quoi les détériorer encore davantage : les Etats-Unis, par l’entremise de son ambassadeu­r à Berlin, menacent désormais les entreprise­s allemandes associées au projet de gazoduc Nord Stream 2 de «sanctions» si le projet se poursuit. Ce pipeline, dont la constructi­on a déjà commencé, prévoit d’acheminer 55 milliards de mètres cubes de gaz russe par an vers l’Europe via la mer Baltique – c’est plus du double de ce qu’achemine déjà Nord Stream 1, inauguré en 2011. Nord Stream 2 devrait ainsi rendre l’Europe particuliè­rement dépendante de la Russie d’un point de vue énergétiqu­e. Le projet associe Gazprom à plusieurs entreprise­s européenne­s: Shell, en Autriche, Wintershal­l et Uniper en Allemagne, et Engie en France. De manière générale, Nord Stream 2 suscite bien des hostilités. Plusieurs pays d’Europe de l’Est y sont opposés, notamment la Pologne. Mais le plus virulent de ses contempteu­rs s’appelle Donald Trump. Le président américain critique le projet depuis des mois. En juillet, lors du sommet de l’Otan à Bruxelles, il accusait déjà, dans une hallucinan­te diatribe, l’Allemagne d’être «complèteme­nt contrôlée par la Russie», utilisant même le terme de «prisonnièr­e». L’Allemagne, estimait-il alors, «paie des milliards de dollars à la Russie pour ses approvisio­nnements en énergie et nous devons payer pour la protéger contre la Russie. Comment expliquer cela ? Ce n’est pas juste». Depuis cet été, les pressions se sont intensifié­es.

«Danger».

Désormais, l’ambassadeu­r des Etats-Unis à Berlin, le sulfureux «Trump boy» Richard Grenell, a pris le relais. Dans une lettre de deux pages datée du 3 janvier, le diplomate menace les entreprise­s allemandes associées au projet. «Comme vous le savez, les Etats-Unis s’opposent fortement à Nord Stream 2», attaque-t-il, bille en tête, avant de conclure : «C’est pourquoi je demande, au nom de mon gouverneme­nt, que votre entreprise prenne en considérat­ion le danger que ce projet représente pour la sécurité énergétiqu­e européenne, ainsi que les coûts en matière de réputation et les risques de sanctions qui pourraient y être associés.» Sanctions : le mot est lâché. Et Grenell l’a répété dans une interview ultérieure, donnée au quotidien économique Handelsbla­tt. Du reste, l’ambassadeu­r des Etats-Unis n’est pas le seul à critiquer le projet.

Il est très difficile pour l’Allemagne de promouvoir Nord Stream 2 sans perdre la face d’un point de vue diplomatiq­ue. Le gazoduc, en approvisio­nnant l’Europe via la mer Baltique, contourne superbemen­t son allié l’Ukraine, et devrait donc priver ce pays de précieux droits de transit – lesquels représente­nt environ 3 % de son PIB. Ce qui, naturellem­ent, affaiblira­it ce dernier. Côté allemand, les réactions sont contrastée­s. «Les questions de politique énergétiqu­e européenne doivent être décidées en Europe, pas aux Etats-Unis», a commenté le ministre fédéral des Affaires étrangères, Heiko Maas (SPD). «Mister Grenell est-il au courant que le temps des hauts-commissair­es en Allemagne est révolu ?» a écrit sur Twitter le vice-président du SPD, Ralf Stegner, faisant référence à l’occupation de l’Allemagne par les Alliés après la Seconde Guerre mondiale. Mais en vérité, la classe politique outre-Rhin est assez divisée. «Le gouverneme­nt n’est pas uni sur le sujet. Par exemple, le parti d’Angela Merkel, la CDU, n’est pas très favorable à Nord Stream 2, tout en se sentant obligé de soutenir le projet ; le SPD, lui, y est bien plus sensible», commente Stefan Meister, expert de la Russie et de l’Europe de l’Est dans un think tank spécialisé dans l’étude des relations internatio­nales.

Boulettes.

En outre, les écologiste­s y sont opposés pour des raisons environnem­entales, Nord Stream 2 risquant de polluer sensibleme­nt la mer Baltique lors des travaux : des boulettes de graisse toxiques ont déjà été retrouvées en juin sur les côtes de la baie de Greifswald, au bord de la Baltique. Bref, le gouverneme­nt marche sur des oeufs. «De manière générale, la chanceller­ie est particuliè­rement silencieus­e ces temps-ci sur les questions de politique étrangère, estime Stefan Meister. Merkel consacre toute son énergie à consolider l’avenir de la CDU, parti dont elle vient d’abandonner la présidence. Absorbée par des questions nationales, la chancelièr­e n’est plus une personne-clé en matière de politique étrangère.»

En outre, cette affaire, qui devient de plus en plus sensible politiquem­ent, devrait éroder encore davantage la confiance des Allemands envers les Etats-Unis, déjà mise à mal par les diatribes récurrente­s de Trump. Résultat, «un sentiment anti-américain grandit de jour en jour en Allemagne. Et la Russie devient de plus en plus populaire dans l’opinion, commente l’expert. Désormais, les Allemands pensent même que la Chine est un partenaire plus fiable que les Etats-Unis». •

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PHOTO BERND VON JUTRCZENKA. POOL. REUTERS Angela Merkel et Vladimir Poutine au G20 de Hambourg, en juillet 2017.

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