Libération

CHICHA DE NUIT

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5 MARS 2017, À L’ÉCHAT «C’était la première nuit que je passais avec les jeunes. Dans un hall, très tard, un espace confiné propice à une parole différente. Au milieu de la fumée, jusqu’à 4 ou 5 heures du matin, tu apprends sur ces gars ce que tu ne pourrais jamais apprendre à une heure moins avancée. La nuit change le rapport au temps, aux mots. De l’extérieur, on fantasme beaucoup ce qui s’y dit. Souvent, le fil directeur est une projection sur l’après – comment ils se voient dans cinq ou dix ans. Quel boulot, quelle femme… «Cette fois-là, j’avais vraiment été frappé par la force de la mélancolie et du désarroi. A Créteil, certains jeunes de 17 ou 18 ans parlent déjà comme si leur vie était foutue : ils commencent à peine la leur et me disent de me concentrer sur la génération d’après. Les réseaux sociaux ont amené une dimension supplément­aire dans la façon de squatter les halls : les jeunes se filment et envoient ça sur Snapchat. Toutes les séquences, quels que soient les villes et les halls, se ressemblen­t si l’on regarde bien. Je me dis 20 AOÛT 2016, AUX SABLIÈRES

AQUABOULEV­ARD

«Des bénévoles, qui venaient dans le quartier pour donner un coup de main, ne comprenaie­nt pas toujours : “Oh, c’est quoi ça ?” Ici, c’était normal. Piscine gonflable en face de l’immeuble et chicha : c’est comme ça que les gens se débrouilla­ient l’été quand ils ne partaient pas. L’un des enjeux ici, pour nous, travailleu­rs sociaux, a été de faire “bouger” les gamins et les jeunes de la cité : tant que tu ne vois pas autre chose, tu n’as aucun point de comparaiso­n ni aucun recul sur l’endroit où tu vis. Les gens de ma génération allaient beaucoup plus sur Paris que ceux d’aujourd’hui, qui se recroquevi­llent sur le quartier et ses environs – je ne crois pas que ça ne soit qu’une impression.

«Créteil est concerné par le Grand Paris, tu vois ça affiché partout, mais un jour un jeune m’a dit : “Ici, ce ne sera jamais Paris.” Drôle de fracture, qu’il faut interroger et qui prouve que les habitants des quartiers ont énormément de choses à raconter sur leur environnem­ent. Aux Sablières, il y avait un système d’entraide qui concernait aussi les vacances : une caisse commune était parfois mise en place par des jeunes pour permettre à toute la bande de potes de partir. C’était un vrai village, qui avait mis en place ses propres systèmes pour pallier les manques. L’idée était ancrée : on est à part. Une famille est à la rue ? Des types ouvraient un appartemen­t pour les héberger. Il était inconcevab­le de laisser des voisins dans la misère. Les Sablières ont développé quelque chose qui dépasse le lieu. Il y avait une mentalité spécifique, un esprit très particulie­r avec un sentiment partagé de devoir s’organiser par soi-même. C’était très compliqué d’entrer ici quand on n’y a aucune attache. La réputation historique a beaucoup joué sur la façon dont les habitants se représenta­ient les autres et vice versa. Mais l’architectu­re aussi : pendant longtemps, ce quartier, avec ses deux longues barres d’immeubles, avait des allures de forteresse.» • que ça les conforte dans une idée dangereuse : c’est partout pareil, donc on continue, tout est normal. Ils se rassurent. Alors que non, ce n’est pas partout pareil. Le squat… Je pose les choses très simplement, sans moraliser, parce que j’ai connu ça. Sauf qu’il y avait une différence : on attendait que la vie de la cité s’arrête pour investir un hall. Là, certains commencent à bloquer à 18 heures, quand les voisins rentrent du boulot. Ils me disent qu’ils tuent le temps, je réponds : “Vous tuez le temps ?” “Tuer”… Ce verbe en dit long sur ce qu’ils sont en train de faire. Il n’y a pas de bonne manière de tuer le temps, on ne le rattrape pas – le hall ne sera jamais une maison. On blâme les parents là-dessus, mais les problèmes sont très complexes, imbriqués les uns dans les autres. Il y a des gamins très bien élevés qui dérivent. Est-ce que tous les acteurs font leur boulot ? A l’échelle des familles, tout part d’un constat simple : beaucoup de mères et de pères ignorent sincèremen­t ce qui se joue dans la rue. Ils pensent qu’un gamin est toujours mieux dans un hall avec ses potes qu’ailleurs. Que tout le monde se connaît, que tout ira bien. Sans savoir à quel point ça va très vite de se retrouver dans l’engrenage…» •

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