Que reste-t-il du Paris populaire ?
Les lieux bourgeois, militaires ou royaux ne manquent pas de visibilité dans l’espace public, au contraire de ceux des insurgés, des ouvriers, des marginaux… En s’appuyant sur les travaux des chercheurs, les journaux d’époque et les archives, le site de «Libération» lance ce vendredi une immersion cartographique dans cette «histoire par le bas».
Le ciel est triste et clair sur la butte Montmartre, une aubaine pour la ribambelle de touristes. Les smartphones mettent en joue le centre Georges-Pompidou, filment les toits en zinc. Derrière eux, la basilique du Sacré-Coeur domine la capitale. Des visiteurs anglophones écoutent religieusement un guide, qui raconte le «village», les peintres impressionnistes, les artistes en tout genre qui ont habité là. Rien sur la Commune de Paris. Le 18 mars 1871 au matin, des femmes et quelques gardes nationaux s’interposent entre l’armée et les canons que le gouvernement veut confisquer. Les faubourgs de l’Est résistent aussi. La toute jeune République est alors aux mains d’une majorité monarchiste et le traité de paix signé avec la Prusse, en février, provoque une agitation permanente dans les quartiers populaires. Mais le symbole est resté: Montmartre comme point de départ de cette aventure politique et sociale, «crépuscule» des révolutions françaises, glorifiée par Marx, Bakounine et Lénine, les anarchistes et les étatistes, les féministes et toute la gauche jusqu’à nos jours.
«FAIRE UNE PLACE»
La Commune est écrasée dans le sang de dizaines de milliers d’insurgés sur les ordres d’Adolphe Thiers, chef du gouvernement. Et puisque la butte fut son aube, il faut frapper fort : la construction de la basilique du Sacré-Coeur débute en 1875 pour expier les «fautes» des communards. Désormais, chaque Parisien qui souhaitera se révolter subira le regard et le courroux froid de la basilique, visible depuis de nombreux endroits de la ville et de sa banlieue. A propos de la capitale, Guy Debord écrivait dans Panégyrique : «Je crois [qu’elle] a été ravagée un peu avant toutes les autres parce que les révolutions toujours recommencées n’avaient que trop inquiété et choqué le monde ; et parce qu’elles avaient malheureusement toujours échoué. On nous a donc enfin punis par une destruction aussi complète que celle dont nous avaient menacés jadis le manifeste de Brunswick ou le discours du girondin Isnard: afin d’ensevelir de redoutables souvenirs, et le grand nom de Paris.» Difficile d’en vouloir à notre groupe de touristes. En vérité, il est impossible de deviner l’histoire de la butte, car les traces sont rares sur place. C’est seulement en 2004 que le square Willette, à l’est du funiculaire, a été rebaptisé «Louise-Michel» par la mairie devenue socialiste trois ans auparavant. Il a fallu attendre presqu’un siècle pour que l’illustre communarde et Montmartroise ait enfin un lieu à son nom intra-muros. Une «visibilisation» qui passe souvent par une volonté politique, à Paris comme ailleurs. «Depuis 2001, une très grande majorité de lieux que nous baptisons par des noms de femmes et d’hommes font partie de l’histoire populaire de Paris, précise Catherine Vieu-Charier, maire adjointe en charge du patrimoine depuis 2008. Quand la gauche arrive au pouvoir, elle a envie de faire une place à ses héros, donc souvent des gens du peuple.»
Reste qu’à Paris comme partout ailleurs en France, il semble que l’histoire des classes populaires demeure plus souvent invisible dans l’espace urbain que ne le sont les lieux bourgeois, royaux ou militaires. On sait où ont dormi et travaillé les puissants, les rois, les intellectuels célèbres, les «grands hommes» (rarement les grandes femmes), mais pour les insurgés, les ouvriers, les paysans, les domestiques, les immigrés, les marginaux… les zones d’ombre restent immenses. «Il n’y a pas
Portés par des travaux universitaires, les pouvoirs publics semblent malgré tout avoir pris conscience de l’importance d’une visibilisation de l’histoire populaire.
d’invisibilité de l’histoire populaire de Paris, tranche Catherine Vieu-Charier. Mais il y a la vie aussi, les gens ont besoin d’avancer. Dans les années 80, on a été obligés de se battre, par exemple à Belleville, pour qu’on ne remplace pas l’ancien habitat par des tours comme sur la place des Fêtes. Les gens ne comprenaient pas qu’on souhaite conserver des logements insalubres.»
DE 1830 À 1980
Portés par des travaux universitaires qui se sont multipliés sur le sujet, les pouvoirs publics semblent malgré tout avoir pris conscience, depuis quelques dizaines d’années, de l’importance d’une visibilisation de l’histoire populaire. D’ailleurs, cette invisibilité est-elle une vue de l’esprit ? Et si elle existe, est-ce la conséquence d’une volonté politique ? D’un inconscient collectif, de cacher ce qui dérange, ce qui fait tâche sur les cartes postales? Pour apporter une pierre à l’édifice, Libération se lance dans une carto- lll
graphie historique du Paris populaire de 1830 à 1980, à consulter sur notre site. Qu’est-ce que le «populaire»? En interrogeant Gérard Noiriel, Danielle Tartakowsky et Michelle Zancarini-Fournel, qui ont travaillé ce sujet, on voit que ce concept est flou ou a minima subjectif. Leurs définitions (lire cicontre) permettent malgré tout de dresser le cadre de notre approche. Les bornes temporelles que nous avons choisies correspondent à deux symboles : de juillet 1830, première «révolution depuis la Révolution», à 1980, veille de la victoire des socialistes à l’élection présidentielle et moment où la désindustrialisation est massive.
Parsemée de points cliquables et sourcés, cette carte non exhaustive, utilisant la géolocalisation, fera l’objet de mises à jour thématiques régulières. L’histoire populaire ne se limite pas à la capitale, et nous avons pour objectif de développer notre projet dans de nombreuses villes en France. Enfin, pour nous, Paris ne se limite pas aux frontières délimitées par la loi d’avril 1919, mais regroupe toute son agglomération. Notre souci d’obtenir une densité de points suffisante nous a malgré tout incités à commencer par le territoire enserré dans son périphérique.
«FAUSSES LÉGENDES»
Dans le sillage de Philippe Boisseau et de son site Parisrévolutionnaire.com, ou des ouvrages d’Alain Rustenholz, Libération veut permettre aux lecteurs de découvrir des lieux dont la signification a souvent été oubliée, et de construire un pont avec les nombreux travaux des chercheurs. Si notre démarche est engagée, forcément subjective, elle n’a pas pour but d’écrire une contre-histoire caricaturale. «Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, rappelait le journaliste et communard Prosper-Olivier Lissagaray, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs.»