Hommage à Sala : les fumigènes, la Ligue de foot et l’amende de la honte
La Ligue de foot (LFP) nous fait penser à l’inspecteur Javert des Misérables. L’instance comme le personnage de Victor Hugo ont des principes, des règles, des dogmes, auxquels il ne faut déroger d’aucune manière. Et quand cela concerne les supporteurs de foot, la Ligue est encore plus inflexible. Jean Valjean fait le bien partout autour de lui ? Peu importe : il s’est évadé des galères il y a des années, Javert doit l’arrêter ; les ultras nantais veulent rendre un hommage puissant à Emiliano Sala, joueur canari mort dans un accident d’avion le 21 janvier, et craquent des fumigènes à la Beaujoire face à Saint-Etienne ? Ces engins sont interdits, les supporteurs doivent être sanctionnés. Des blessés dans cette animation ? Non. Les images ont-elles été partagées dans tous les médias, spécialisés ou généralistes ? Oui.
Le couperet est tombé mercredi soir, dans le laconique communiqué hebdomadaire de la LFP: «Comportement des supporteurs du FC Nantes : usage d’engins pyrotechniques et jets d’objets: 16500 euros d’amende pour le FC Nantes», ce qui s’ajoute aux 4 500 infligés après un premier hommage lors du Nantes-Nîmes. Une amende «réduite par rapport au barême habituel», assure la Ligue. Les montants calculés sont mystérieux : certains clubs parlent de «forfaits» de sanction, d’autres de fumigènes comptés avec précision. On se demande qui est derrière tout ça, si la reconnaissance faciale sécuritaire, chère au maire de Nice et adaptée ici à l’incandescence des «pyros», est déjà en place dans les stades en France. Car qui d’autres qu’un robot peut sanctionner un hommage pacifique rendu à un joueur ?
En vérité, tout cela met en lumière le dogme répressif du monde du foot contre les fumigènes. Distinguons deux cas : les engins allumés dans les tribunes et ceux lancés sur la pelouse. Si dans le second cas, la sanction est légitime – le danger est clair et l’arrêt du match causé par cette action va par ailleurs à l’encontre des intérêts du foot–, on peut réfléchir sur la sanction systématique des craquages en tribunes. Lors de l’hommage pour Sala, les fumigènes ont été craqués par des supporteurs restés statiques dans les tribunes jusqu’à extinction des «pyros». Une pratique qui, encadrée et utilisée avec discernement, n’est pas dangereuse – sans même parler des «fumis» froids, dénués de risque. La Ligue n’a d’ailleurs jamais communiqué avec précision sur une liste d’accidents graves, alors que des dizaines d’engins sont craqués chaque semaine. L’interdiction des fumigènes repose donc au mieux sur une paresse intellectuelle qui empêche de réfléchir à la situation, au pire à une envie d’imposer des normes sur ce qu’est une bonne ambiance et ce qui ne l’est pas. Et puis, interdit-on les couteaux dans les cuisines sous prétexte qu’on peut se blesser avec? La comparaison paraît absurde uniquement parce que les fumigènes sont des objets surtout utilisés par des marins-pêcheurs, des manifestants et des ultras. La prohibition est la plupart du temps inefficace. Du coup, à quand un encadrement des fumigènes ? On est en droit de réclamer leur autorisation, pour qu’ils soient déclarés, craqués à visage découvert par des personnes identifiées, faisant partie d’associations reconnues par le club. En cas de débordement, les auteurs devraient alors répondre de leurs actes. Cette idée est portée par des ultras et certains acteurs du monde du foot au nom de l’efficacité. Les fumigènes sont un étendard des tribunes populaires, ils seront toujours-là : les encadrer est un gage de sécurité. Alors le dogme disparaîtrait, et le club nantais n’aurait pas reçu 21 000 euros d’amende pour des lumières blanches et jaunes dans un stade de foot allumées par des supporteurs voulant rendre hommage à un joueur mort dans un accident tragique qui a traumatisé le monde du ballon rond. Lorsque Javert se rend compte que sa rigidité l’a trompé pendant toute sa vie, l’inspecteur tressaille et pense sous la plume d’Hugo: «Etre obligé de s’avouer ceci : l’infaillibilité n’est pas infaillible, il peut y avoir de l’erreur dans le dogme.» Il se jette et disparaît dans la Seine peu après. On espère que la LFP se rendra bien vite compte de ses erreurs d’analyse et, qu’à force de déconsidérer ses supporteurs, elle risque d’emmener le foot français à sa perte. •
«J’ai rempli des papiers où je dis que je veux que personne ne me voie mort. Pour moi, pas d’enterrement.»
lunettes fumées. La tension était palpable, chez lui, chez moi. Mieux valait être à la hauteur du sujet. Si vous n’étiez pas présent, Karl Lagerfeld vous dévorait. Deux personnes assistaient à l’entretien. Impossible de refuser cette exigence-là. Il a commencé par m’interroger: «Quelles sont vos intentions ?» Puis ce fut son tour de répondre, sans qu’il n’esquive aucune question. Le lendemain, d’ailleurs, sa collaboratrice me glissera que j’ai été d’une indiscrétion rare, mais que Karl a répondu car tout se justifiait.
Ce premier entretien a duré plus de deux heures. Le genre de «tête-à-tête» dont on sort épuisé et qui vous marque à jamais. Un moment intense qui ne pouvait souffrir de pauses ou de blancs, mais ponctué de piques. Lagerfeld adorait les piques et les bons mots. Sur leur amour d’abord, il disait ceci : «Vous avez lu Proust, Un amour de Swann dans Du côté de chez Swann ? Ça se termine par une phrase sur le fait d’aimer “une personne qui n’était pas son genre”. C’était ça.» La rumeur disait que Jacques et Karl n’avaient jamais eu de relation physique («J’aimais infiniment ce garçon mais je n’avais aucun contact physique avec lui»). J’ai reposé la question: «Vous n’avez jamais fait l’amour avec lui ? — Non, jamais, je vous le jure, je vous le dirais. Ce n’est pas un crime. — Vous l’avez soutenu jusqu’au bout. Vous ne faisiez pas partie de cette histoire, celle du sexe et de la drogue ? — Je vais dire une chose qui va sembler amorale, mais j’avais une sorte d’admiration car j’en étais incapable moi-même. Ça m’amusait. — Vous vous disputiez beaucoup avec Jacques … — Ah bon ? — On m’a parlé de scènes, de noms d’oiseaux… — Moi, ça ne me gêne pas de m’engueuler avec les gens. J’aime bien ça. — Beaucoup de gens n’ont pas survécu à vos engueulades, lui oui. — Ils n’avaient peutêtre pas le même charme. Donnez-moi des noms, je vous dirai qui n’a pas survécu.» Comment supporter alors de vivre auprès d’une personne qui mène une vie aux antipodes ? Karl Lagerfeld a réponse à tout : «Quand je suis avec les gens, ça me va. Quand ils quittent la pièce, ça ne me regarde plus. C’est le comble de la liberté. Je n’ai jamais ressenti la jalousie. Le vrai problème, c’est que je vis très bien avec moi-même. Je suis enchanté. Même si c’est bouffé par le travail, c’est la liberté totale.» Jacques de Bascher fut son seul amour connu. Son grand drame aussi. Karl Lagerfeld avait toujours refusé de subir la mort de ses proches. Sa mère lui avait d’abord évité celle de son père, lui annonçant son décès trois semaines plus tard. La disparition de sa mère adorée, Karl Lagerfeld l’a gérée à distance, refusant de la voir sur son lit de mort et de se rendre à ses obsèques. La chose avait été entendue entre eux du temps de son vivant. Pour Jacques de Bascher, il en fut tout autrement. Karl a accompagné Jacques à l’hôpital, dans des unités où, à l’époque, beaucoup de malades du sida mouraient seuls, loin des regards. Ce soir de mars 2017, il m’a dit ne pas être affecté par la mélancolie. A l’évocation de Jacques et de son absence, une larme a pourtant perlé sur sa joue. Sur sa disparition, il confiait: «Jacques a toujours dit qu’il allait mourir jeune. Mais quand il a fallu mourir, il n’en avait pas tellement envie. Il est mort à 38 ans. Aujourd’hui, il aurait 66 ans, mais il n’était pas fait pour ça. Il a vécu à une époque qui lui correspondait. Vivre ainsi, à un certain âge, ça devient gênant.» Et, sur sa propre fin :
«Je n’aime pas les enterrements. Je veux garder l’image de la dernière fois que j’ai vu les gens. J’ai rempli des papiers où je dis que je veux que personne ne me voie mort. Pour moi, pas d’enterrement.» Ses dernières volontés seront respectées : ni éloge funèbre ni hommage ne seront
organisés ces prochains jours. Karl Lagerfeld avait ajouté que les cendres de Jacques de Bascher, dont il avait conservé une partie, étaient «dans un endroit gardé secret».
«Un jour, on y ajoutera les miennes», avait-il assuré. Elles devraient rejoindre aussi celles de sa mère. Notre rencontre s’est achevée drôlement. Nous avons pris des photos et Karl Lagerfeld a voulu voir des photos de mon fils. Puis il m’a demandé si je voulais voir Choupette, sa chatte star. Comment refuser ? •