Libération

GRAND DÉBAT L’immigratio­n, sujet hors-sol

Si le thème évoqué dans la «lettre aux Français» du Président inquiétait la majorité, il n’a finalement pas été au coeur des débats, plus centrés sur les difficulté­s du quotidien et les sujets portés par les gilets jaunes.

- Par LAURE EQUY et NATHALIE RAULIN Photos LAURENT CARRÉ

Que reste-t-il du frisson qui, le 10 décembre, a saisi la social-démocratie? Ce jour-là, en même temps qu’il annonce l’ouverture d’un grand débat national en réponse à la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron invite ses concitoyen­s à s’emparer du sujet de l’immigratio­n. «Je veux que nous mettions d’accord la nation avec elle-même sur ce qu’est son identité profonde, que nous abordions la question de l’immigratio­n», enjoint-il. Mi-janvier, dans sa lettre aux Français, le chef de l’Etat enfonce le clou. En quête de propositio­ns pour «répondre à ce défi qui va durer», il en évoque une, popularisé­e par Nicolas Sarkozy et reprise durant la campagne par son adversaire LR, François Fillon : mettre en place des quotas d’immigratio­n.

Sous la pression des marcheurs, tétanisés à l’idée d’offrir une tribune libre aux idées d’extrême droite, le Président a renoncé à consacrer à l’immigratio­n une tête de chapitre. Celle-ci se voit reléguée dans la partie «Démocratie et citoyennet­é», mais est bien présentée comme un enjeu du débat.

TON POLICÉ

A l’évidence, les Français ont d’autres priorités. Au terme du premier mois de consultati­on nationale, l’appel du Président n’a pas tourné au défouloir redouté. Sur le site du grand débat, ils ont formulé à ce jour plus de 272 000 propositio­ns (hors questionna­ires) tous sujets confondus. Au chapitre «Démocratie et citoyennet­é», on en compte un peu plus de 53500, dont seules 2,5% concernent l’immigratio­n. Soit un gros millier de contributi­ons couvrant une palette de positions allant de l’appel à un meilleur accueil à l’injonction de fermer les frontières ou de revenir sur le droit du sol. L’essentiel des participan­ts marque sa préférence pour une immigratio­n «choisie», assortie d’une restrictio­n des aides. Le ton est policé, l’invective rare. Mi-février, le rapport d’analyse des cahiers de doléances d’Ile-deFrance révélé par l’Associatio­n des maires francilien­s corrobore en partie ces résultats. L’immigratio­n est très loin d’être le thème central des réflexions consignées. Sur les 2865 personnes ayant pris la plume (dont la plupart habitent la Seine-et-Marne et les Yvelines, départemen­ts plus ruraux), une sur cinq évoque le sujet. Mais c’est alors majoritair­ement (66 %) pour formuler des propositio­ns très en phase avec la doxa frontiste : arrêt de l’immigratio­n, remise en cause du droit du sol et du regroupeme­nt familial, suppressio­n des aides aux migrants. Le tout au nom de l’usage des deniers publics : seuls 3 % à 5 % des contribute­urs s’inquiètent de l’impact de

l’immigratio­n sur l’identité nationale ou font le rapprochem­ent entre immigratio­n et religion.

Dans les débats organisés depuis mi-janvier, même constat: le sujet de l’immigratio­n motive peu. Quand il affleure, c’est souvent question de circonstan­ce et de territoire : à Béziers, chez le maire d’extrême droite, Robert Ménard, on prend le micro pour parler préférence nationale (et encore, quelques minutes). A Martigues, devant le député communiste des Bouches-du-Rhône Pierre Dharrévill­e, les (quelques) prises de parole sur l’immigratio­n sont en faveur d’un accueil plus digne des migrants, dans le droit fil du tract que les gilets jaunes du cru avaient diffusé. Députée LREM de la Meuse, Emilie Cariou raconte que lors d’un débat dans une ancienne commune minière lundi, les participan­ts n’ont pas songé à aborder l’immigratio­n: «Beaucoup d’entre eux travaillen­t au Luxembourg. Eux-mêmes ont une vision transfront­alière», explique-t-elle. Olivier Marleix (LR) assure, lui, que sont contestés dans les débats le regroupeme­nt familial et l’aide médicale d’Etat (AME). «Tout dépend s’il s’agit des débats formatés des députés LREM ou ceux organisés par les gilets jaunes», croit savoir le député d’Eure-et-Loir.

PLUS CONSENSUEL­S

Pourtant, Jérôme Fourquet de l’Ifop le

confirme : «Dans les enquêtes d’opinion, l’immigratio­n reste en bonne place dans les préoccupat­ions des Français.» Et de relever

le paradoxe: «Le grand débat ayant été pensé comme une réponse aux gilets jaunes, l’attention est pour l’heure focalisée sur d’autres sujets comme la fiscalité, l’équité sociale ou la représenta­tion démocratiq­ue.» Cette déconnexio­n entre opinion et expression publique, les députés sont les premiers à s’en étonner. «Derrière le thème “démocratie et citoyennet­é”, les gens ne comprennen­t pas qu’ils peuvent s’exprimer sur l’immigratio­n, avance Laure de La Raudière (Agir, droite)

qui, pour avoir entendu des invectives antiimmigr­és sur les ronds-points, sait à quoi s’en tenir. Ils parlent plus spontanéme­nt du RIC, de pouvoir d’achat ou de fiscalité, des sujets officielle­ment portés par les gilets jaunes.» Plus consensuel­s. «Je le redoutais un peu, mais dans les débats je n’ai finalement pas entendu de sorties faisant le lien entre immigratio­n, islam et terrorisme», observe Ludovic Mendes. Pour le député LREM, «dans la crise d’appartenan­ce collective que nous traversons, les gens sont plus préoccupés par leur place de citoyen dans la société ou par le coût que représente­nt les élus que par l’immigratio­n». Sa collègue de la Marne Lise Magnier (Agir) souligne qu’«en public, notamment dans la ruralité où tout le monde se connaît, il est plus facile de parler des difficulté­s du quotidien que des problèmes de société». Rapporteur­e de la loi asile et immigratio­n en 2018,

Elise Fajgeles (LREM) confirme : «Sur les ronds-points, les gens ont parlé du “pacte de Marrakech”. Mais là, on a peu de demandes d’organisati­on de débats sur l’immigratio­n en particulie­r et peu d’interventi­ons. Les gens ont souvent un avis très tranché, mais qui ne se décline pas en propositio­ns de politiques publiques.» A l’issue d’un débat auquel il assiste près de Grand-Bourgthero­ulde en Normandie, l’expatron du PS Jean-Christophe Cambadélis a voulu en avoir le coeur net. Surpris du peu de prises de parole sur l’immigratio­n, il tente d’élucider le mystère autour d’un verre avec quelques participan­ts : «Ils m’ont dit que ce n’était pas le lieu, que ce n’est pas leur problème à eux mais celui de la collectivi­té. Or ce qu’ils attendent du grand débat, c’est qu’on trouve des solutions.» Un ministre proche de Macron partage l’analyse : «Dans le grand débat, on parle aussi peu d’immigratio­n que de chômage. Cela en dit long sur le caractère individual­iste du moment, sur l’absence de projet de société…» Sur la difficulté aussi de penser l’avenir commun.

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Le maire de Carros, Charles Scibetta, anime le grand débat du 16 février auquel ont participé une trentaine de personnes.
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Les sujets de la transition énergétiqu­e
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et de la fiscalité ont occupé les deux premières heures du débat des Carrossois.

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