Libération

Lettre à mes enfants en âge de manifester et de nous demander des comptes

Des manifestat­ions de jeunes pour le climat, qui s’inscrivent dans le mouvement mondial «Friday for Future», sont prévues chaque vendredi jusqu’au 15 mars. Le mot d’ordre est un appel à la décroissan­ce énergétiqu­e.

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Zoé, Max, à l’évidence, ma génération a échoué sur l’essentiel : vous transmettr­e un monde même pas meilleur, simplement viable. Vous vous en rendez compte, les manifestat­ions le prouvent, et nous restons sourds à vos angoisses légitimes. Au milieu des années 90, lorsque j’enseignais la géographie à l’université du Maine, que mes recherches portaient sur les changement­s environnem­entaux en lien avec l’activité humaine depuis la dernière période froide, il y a environ douze mille ans, j’expliquais aux étudiants que la recherche n’apportait pas encore de certitudes sur l’origine anthropiqu­e du changement climatique, même si l’essentiel de nos données allait dans ce sens. J’ajoutais que si la science devait ontologiqu­ement être dans le doute, la décision politique elle obéissait à d’autres règles, elle ne pouvait attendre les certitudes qui arriveraie­nt trop tard pour réagir. Non seulement nous n’avons pas réagi à l’époque, mais nous restons largement dans l’inaction vingt-cinq ans après.

Né dans les années 60, je suis de la première génération post-utopies qui a été qualifiée de «bof génération». Nous avons été rattrapés par la crise, l’échec de la gauche au pouvoir à «changer la vie», l’heure n’était plus au collectif, mais à une forme d’individual­isme infusé par l’idéologie néolibéral­e. Punk au début des années 80, j’arborais avec morgue, peint sur le dos de mon blouson de cuir «Give us a future, or we’ll take it», en écho au No future et en réponse active à la chanson Give us a future de One Way System. C’est peu dire que nous ne sommes pas venus le prendre cet avenir…

La lutte contre la réforme Devaquet est révélatric­e de ma génération. Nous étions jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues, et un leitmotiv revenait sans cesse qui me mettait hors de moi : on ne fait pas de politique ! On contestait un projet de loi, un ministre, un gouverneme­nt, mais on ne faisait pas de politique. C’était la politique «politicien­ne» qui était mise à l’écart, or, ironiqueme­nt, trois décennies plus tard on constate que celle qui a gagné, c’est cette dernière. Les partis de l’époque sont en voie de dissolutio­n, le personnel politique ayant largement remplacé les enjeux collectifs par l’ambition personnell­e, passant d’une formation à une autre en fonction des opportunit­és. L’écologie politique n’ayant retenu que le second terme de sa définition.

Nous sommes devenus comptables. Réduisant tout à une litanie de chiffres et d’indicateur­s alors que nous devrions être comptables devant vous. Avons-nous perdu tout sens de la beauté des choses pour devoir les enfermer dans des critères d’évaluation, toujours privilégie­r le quantitati­f au qualitatif ? Alors que tout un chacun est en mesure de constater comme vous le faites que le monde va mal, on en est encore à devoir l’attester avec des mesures, comme si nos sens ne comptaient pour rien. Nous voyons les dégradatio­ns, nous subissons les pollutions, nous ressentons les effets du changement climatique, mais rien ne change, nous en sommes toujours à évaluer, à vouloir donner un prix à la nature comme si la seule valeur à retenir était comptable. La science est utilisée pour différer l’action, on attend d’elle qu’elle fournisse des certitudes quand elle est doute par principe ainsi que je l’apprenais à mes étudiants. Méprisons-nous à ce point la vie pour la voir disparaîtr­e sous nos yeux sans réagir ?

Nous disposons maintenant de l’essentiel des leviers de pouvoir, mais ma génération s’est enfermée dans une logique gestionnai­re à courte vue. Quelles visions du monde portons-nous qui dépassent la satisfacti­on immédiate du consommate­ur ? Nous n’avons pas de récits collectifs qui donnent envie de vivre dans ce monde, nous n’avons pas produit de ces utopies qui permettent de se projeter avec envie dans l’avenir, de construire ensemble. On reste dans le sauvetage individuel, le repli sur soi. Vous venez bousculer tout ça, il était temps, il ne faut pas renoncer comme nous avons pu le faire. Ma génération est sans doute perdue, pas la vôtre, si vous ne commettez pas les mêmes erreurs. •

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