Libération

Le crève-coeur

Malgré les haut-le-coeur qu’entraîne le nouveau pic d’antisémiti­sme, il faut se résoudre à l’analyser, car ce mal chronique concentre tous les maux de l’époque.

- Par FRÉDÉRIC WORMS

C’est d’abord un crève-coeur, de devoir revenir dans cette chronique sur ce mal chronique qui vient de connaître un nouveau pic critique – l’antisémiti­sme –, mais comment y échapper ? On a un haut-le-coeur devant l’événement luimême, mais aussi devant le jeu de rôles auquel il semble nous condamner, comme si même y réfléchir ou y réagir était déjà tomber dans un piège. Il faut pourtant résister à cette tentation. Ne pas y réfléchir, ce serait se dérober, ne pas reconnaîtr­e justement qu’il y a des pics critiques, des limites, et qu’il faut marquer le coup, et aussi en y réfléchiss­ant, en en parlant. Des limites ? Mais tout acte raciste n’est-il pas déjà la transgress­ion d’une limite, et absolue ? Oui, et il ne faut rien laisser passer. Mais ce sentiment qu’il y a, dans l’espace public, des seuils dans la transgress­ion elle-même, et certaines transgress­ions qui tout à coup cristallis­ent toutes les transgress­ions, et le franchisse­ment d’une limite qui, tout à coup, symbolise la transgress­ion de toutes les limites : ce sentiment, ce n’est pas une illusion, et il faut y répondre, et pour cela tenter aussi de l’analyser. On se pose la question à chaque étape critique, notre époque n’en manque pas. Un attentat survient, comme au Bataclan et ailleurs dans Paris un soir de novembre, et on se dit, mais pourquoi celui-ci déclenche-t-il cette réaction, il est atroce mais combien d’autres aussi, ailleurs, avant et après? Oui, mais le seuil critique qui cristallis­e ces réactions-là, si on ne l’avait pas marqué, où en serait-on, aujourd’hui ? Et de même, le 7 janvier. Ce n’est pas oublier ou mépriser les autres fois, les autres crimes, à condition de déplier ensuite rigoureuse­ment, sans rien oublier, tout ce qui se noue dans le franchisse­ment de ces seuils qui tout à coup nous saute aux yeux, au coeur, et de comprendre ce qui s’y joue. Et c’est le cas, aujourd’hui, après et autour des actes racistes et antisémite­s qui ont cristallis­é sur un boulevard de Paris et insulté un visage et un homme – Alain Finkielkra­ut – comme c’est toujours le cas.

C’est un crève-coeur, justement, de comprendre que ce mal – l’antisémiti­sme–, non seulement est chronique mais qu’il concentre tous les maux chroniques de l’époque. Notre époque, qui n’en manque pas. Ce n’est pas en faire quelque chose d’unique. Au contraire, c’est s’obliger à le déplier, à tout y retrouver. Car la sombre singularit­é de l’antisémiti­sme n’est pas d’être une haine en quelque sorte exclusive, et espérons que personne n’osera dire privilégié­e, car ce serait déjà y tomber, y conduire. Elle est au contraire de les contenir toutes. Ce n’est pas un hasard si chaque grand combat contre ce mal a été suivi de progrès vers l’universel, quoique précaires, la Ligue des droits de l’homme après Dreyfus, les crimes contre l’humanité après Auschwitz. On pourrait montrer à chaque époque que dans l’antisémiti­sme on retrouve toutes les causes (les causes qui expliquent, mais aussi les causes à défendre) de l’époque. Et par exemple tous les racismes puisque, on le sait maintenant, si Auschwitz a enfin amené à penser tous les crimes contre l’humanité, comme l’esclavage qui l’a précédé, on comprend aujourd’hui qu’on y retrouve, aussi, les pratiques même de l’esclavage, qui l’avait précédé. La Critique de la raison nègre d’Achille Mbembe l’a montré tout comme, sur le nazisme, Johann Chapoutot. Histoire globale. C’est un crève-coeur, et c’est tous les crève-coeur.

Et parmi ces crève-coeur, il en est toujours un qui n’abolit pas les autres, mais qui touche au coeur de l’époque, du contexte, de la «situation», ce mot de Sartre (et avant lui de Péguy) qui vaut ici, en France, comme ailleurs. Ce crève-coeur particulie­r, c’est de voir revenir parmi les fanstasmes assassins de l’antisémiti­sme que l’on croyait révolus, celui qui attribue à ses victimes une fantasmée domination financière. Quoi, encore cela ? Oui et sous toutes ses formes. Et pas le Rastapopou­los d’Hergé. Mais la diabolisat­ion par exemple bien réelle de George Soros, au point que l’université qu’il a fondée a été chassée de Hongrie, un pays de l’Europe démocratiq­ue. Et même le gouverneme­nt israélien qui se solidarise de cette diabolisat­ion. Et ces affiches, dans Budapest. Mais qu’a-t-il de particulie­r encore ce crève-coeur en dehors de ce qu’il répète, par quoi il peut dire quelque chose du contexte et des manières d’y agir ? C’est qu’il détourne une question réelle de l’époque, pour la masquer et précisémen­t en détourner une foule qu’il rend assassine. Car c’est cela, aussi, ce crève-coeur, un détourneme­nt, mais résistons-y, de ce qui revenait au coeur de l’époque, y compris, au départ, avec les «gilets jaunes» : la question (ne nous trompons pas de «question») sociale, avec sa demande, comme toujours, car c’est la clé de l’époque, de limites. Mais de vraies limites : par la loi, la règle, l’impôt, l’égalité, l’universel, la justice, vers le progrès, contre les dangers. Tout le contraire, donc, de ces transgress­ions sans fin. Quel crève-coeur, si l’on s’y trompait. On voit donc en quoi ce crève-coeur, en un sens, contient tous les autres, contre lesquels il faut lutter, même si bien sûr on ne peut prétendre lutter contre les autres sans lutter, aussi, contre celui-ci. • Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michael Foessel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.

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