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Ali Chahrour, l’ange des chutes

Invité du festival Dañsfabrik, à Brest, le chorégraph­e libanais présente «Layl», qui magnifie des poèmes d’amour et de mort issus de traditions du Moyen-Orient.

- È.B. (à Beyrouth) Photo JOE KESROUANI

Pendant l’«âge d’or» libanais, dans les années 60, c’était le lieu idéal pour les baisers de cinéma: des rochers dangereux sur lesquels les vagues, avec leur sens aigu du spectacle, déferlent et se cassent. Aujourd’hui, c’est un îlot de résistance, le dernier espace public où les Beyrouthin­s peuvent venir bronzer ou pêcher sans payer un cocktail dans un club privé. Partout ailleurs, sur la corniche de la capitale libanaise, les constructi­ons obstruent l’accès au littoral. «Tournez-vous vers la mer, vers la “grotte aux pigeons”, c’est magnifique, n’est-ce pas ? Les stries, sur les rochers, marquent le passage des siècles. Retournezv­ous, c’est le chaos urbanistiq­ue total», déplore Ali Chahrour qui, pour se faire photograph­ier par

Libé, a choisi un lieu à son image : beau, fragile et un peu triste. «J’aime ma ville autant que je la hais. Elle est de plus en plus agressive. A fortiori pour les artistes.»

Liturgies. Le presque trentenair­e a beau faire la fierté de la scène chorégraph­ique locale, être ce jeune artiste invité dans le «in» du Festival d’Avignon à 23 ans à peine –avec sa pièce Fatmeh –, Ali Chahrour vit chaque création dans la tourmente, moins par coquetteri­e romantique qu’en raison des conditions économique­s qui, au Liban, «se sont encore durcies pour les chorégraph­es et metteurs en scène. On doit louer les salles, c’est un pari risqué quand on fait le genre de travail que je fais. Je perds plusieurs kilos à chaque création.» Partir créer ailleurs, cependant – même dans le cadre d’une résidence ponctuelle – n’a jamais été une option. «Emotionnel­lement, je ne suis pas prêt, j’ai vraiment besoin d’ancrer mon travail ici. Les mouvements corporels qui m’intéressen­t viennent et parlent d’ici.» Cet «ici» renvoie toujours, dans les spectacles d’Ali Chahrour, à un vaste terrain de fouilles. Celui d’un espace moyen-oriental dont il tente d’excaver, presque en archéologu­e, la somme de gestes et d’iconograph­ies corporelle­s qui s’y sont stratifiés. Il ne parle pas uniquement, non, des danses folkloriqu­es et exportable­s, comme le baladi (qu’on appelle ailleurs «danse du ventre»), mais plutôt de ces mouvements venus des liturgies et des traditions de sa région natale. Les gestes de lamentatio­n, de supplique et d’amour que l’on observe dans les rituels de deuil chiites, par exemple (c’était la base de sa pièce Leïla se meurt). «C’est une communauté dont le rapport à l’extérioris­ation des émotions est exacerbé», déclare ce Palestinie­n de nationalit­é libanaise, qui défend un rapport expression­niste et lyrique à la danse.

Amour fou. Pour Layl (Night), qu’il présente ces jours-ci en France, il est allé dénicher des poèmes et histoires d’amour, toujours liés à la mort, provenant des traditions syrienne, palestinie­nne, libanaise, irakienne. Dans une langue que les Beyrouthin­s d’aujourd’hui ont du mal à comprendre («mais je milite pour qu’ils fassent l’effort»), ces histoires sont chantées pendant que la chorégraph­ie se structure autour de chutes répétées, de décors qui s’écroulent au sol, de chaises et de micros renversés, sans doute sous l’effet de cet amour si fou qu’il en bouleverse les lois de la gravité. «Il y a une centaine d’années, en Irak, l’amour entre personnes de même sexe était conté dans la littératur­e. A Bagdad, aujourd’hui, on les tue, poursuit-il. Le motif de la chute que je travaille ici est aussi métaphoriq­ue : c’est la chute de la poésie, de la beauté à laquelle on assiste. Jusqu’à ce qu’on trouve des manières de se relever.» LAYL (NIGHT) d’ALI CHAHROUR

Les 1er et 2 mars au Quartz, Scène nationale de Brest (29), dans le cadre du festival Dañsfabrik.

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Ali Chahrour en janvier à Beyrouth.

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