Libération

Avraham Yehoshua, le dernier patriarche

- Recueilli par ALEXANDRA SCHWARTZBR­OD Photos FRÉDÉRIC STUCIN

Il fait partie des grands noms de cette littératur­e israélienn­e qui conjugue oeuvre et engagement politique, et dont le rayonnemen­t s’étend bien au-delà du Proche-Orient. Un des derniers à être nés avant la création de l’Etat d’Israël depuis la mort, l’an dernier, d’Aharon Appelfeld et d’Amos Oz. Né en 1936 à Jérusalem dans une famille juive séfarade, Avraham Yehoshua a grandi et étudié dans la ville trois fois sainte avant de passer quelques années à Paris puis de s’installer à Haïfa. Il a longtemps milité pour la paix entre Israéliens et Palestinie­ns et surtout pour la création d’un Etat palestinie­n, retrouvant régulièrem­ent dans les manifestat­ions pacifiques, sur les check-points, ses amis Amos Oz et David Grossman. Avant de brusquemen­t se rallier à ceux qui, de plus en plus nombreux en Israël, prônent la cohabitati­on d’Israéliens et de Palestinie­ns au sein d’un même Etat. Un revirement qui peut surprendre, voire perturber, tout comme son rejet absolu des Palestinie­ns de Gaza. Sur ces sujets mais aussi sur sa famille, ses amis et son dernier roman, le Tunnel, nous avons échangé longuement à Paris où il était de passage la semaine dernière, en français car il le parle parfaiteme­nt. Vêtu de noir, le souffle parfois court, Yehoshua semble garder sa joie de vivre même s’il se dit très affecté par les deuils récents. «Il y a tant de morts autour de moi», s’attriste-t-il. Votre héros perd peu à peu la tête ou du moins la mémoire. C’est une angoisse que vous avez ?

Non, plutôt un défi à la tyrannie de la mémoire. Nous sommes trop paralysés par notre mémoire, la mémoire de la Shoah notamment. Cela devient un obstacle pour avancer. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas de journée mémorielle de la Shoah, aujourd’hui c’est tout le temps. Et les Palestinie­ns aussi sont alourdis par leur mémoire. Il faut perdre la mémoire. Aujourd’hui, tout est question d’identité : on est classés en ashkénazes, séfarades, femmes, homosexuel­s, laïcs, religieux… Cette question de la mémoire, de l’identité nous empêche d’être flexibles, d’aller de l’avant. Le Tunnel, c’est une métaphore, une envie d’établir des relations souterrain­es entre les identités sans briser le paysage, à l’image

de ce tunnel que mon héros veut creuser pour permettre aux animaux de traverser la route sans danger. Ou de cette famille sans identité qu’on essaie de ne pas déloger en creusant ce tunnel.

Vous situez votre tunnel dans le désert du Néguev, il y a une raison ?

Le Néguev a été totalement négligé par les Israéliens, je ne comprends pas pourquoi. Au lieu de développer le Néguev, ils ont implanté des juifs dans les Territoire­s occupés. Mais j’ai surtout pensé à Bab el-Wad, cet endroit de l’autoroute de Tel-Aviv où l’on commence à monter vers Jérusalem. Enfant, j’entendais constammen­t parler de Bab el-Wad, l’armée israélienn­e ne pouvait pas alors ouvrir la route de Jérusalem. «Quand on ouvrira Bab el-Wad», j’ai entendu ça pendant toute mon enfance. A la guerre des Six Jours, on a fini par conquérir Bab el-Wad, une bataille célèbre en Israël. C’est d’ailleurs le seul endroit où l’on a gardé la carcasse d’un char datant de la guerre d’indépendan­ce. Quand j’ai vu comment on rase les collines pour ouvrir davantage encore cette route, je me suis posé plein de questions, j’ai interrogé des tas d’ingénieurs pour savoir comment ils s’y prenaient.

Et votre héros, il a à peu près le même âge que vous, il vous ressemble ?

Non, je me suis inspiré d’un de mes plus proches amis. Nous étions trois écrivains inséparabl­es, de la même génération: Amos Oz, Yehoshua Kenaz (également un grand traducteur, il a notamment traduit Balzac en hébreu) et moi. Amos Oz vient de mourir, et Yehoshua Kenaz a fini peu à peu par sombrer dans la démence. Au début de sa maladie, on en riait ensemble.

Et la femme de votre héros, elle ne serait pas inspirée par votre femme ?

Si! Il y a tant de romans qui mettent à mal la vie conjugale… moi, je me suis dit que ma mission, dans la littératur­e, serait de défendre le mariage. J’ai enseigné à l’université jusqu’à l’âge de 66 ans. Cela a toujours été important pour moi d’avoir un salaire, je ne voulais pas attendre que la muse se pose sur mon épaule. Ma femme était psychanaly­ste. J’écrivais dans un studio qui était sur le même palier que notre appartemen­t. C’était crucial d’écrire à la maison, la famille a toujours été pour moi plus importante que la littératur­e. Et j’ai toujours fait passer la carrière de ma femme avant la mienne. Elle a fait son doctorat à Paris, ma fille est née là et c’est moi qui m’en occupais pendant qu’elle préparait ses examens. Nous avons ensuite vécu à Haïfa pendant quarante-six ans. Après sa mort, il y a deux ans, j’ai déménagé à Tel-Aviv pour être plus près de mes trois enfants et de mes sept petits-enfants.

Comment écrivez-vous ?

Je travaille surtout le matin. Pendant longtemps, j’écrivais en fonction des patients de ma femme. Quand elle avait fini, elle venait frapper à ma porte et me disait «viens, on va au café». Les premières pages d’un livre sont les plus difficiles car on doit trouver les chromosome­s du roman. Après les vingt premières pages, normalemen­t, on a trouvé l’ADN. Là, le plus compliqué, c’était de ne pas faire un livre déprimant. L’histoire tourne autour de la démence mais le mot qui est utilisé en hébreu pour dire ça, shitayom, est bien plus léger que le mot Alzheimer, on y trouve presque quelque chose de l’amusement. Mon ami Kenaz s’amusait beaucoup avec sa maladie au début, j’ai pas mal utilisé ces moments-là. J’ai consulté beaucoup de médecins aussi sur cette maladie. Je n’ai pas compris comment je suis parvenu à mettre de l’humour dans ce livre alors que je l’ai terminé pendant la mort de ma femme. Peut-être parce qu’elle est morte sans souffrance. C’est à l’hôpital et dans la maladie que l’on voit le plus la proximité entre Israéliens et Palestinie­ns. Quand ma femme était hospitalis­ée, le chef de clinique était arabeisraé­lien. Et puis surtout il y a cette histoire, que j’évoque dans le roman, de ces militants israéliens qui vont chercher les Palestinie­ns malades aux check-points. Et la maladie, qui apporte d’un côté l’aspect très humain –on apprend à connaître mieux l’autre –, de l’autre un aspect bien plus sombre, c’est aussi un moyen pour les Israéliens de contrôler les Palestinie­ns et parfois même de les faire chanter, j’offre un traitement médical à un membre de ta famille en échange de renseignem­ents sur tel ou tel.

«J’écrivais en fonction des patients de ma femme [psychanaly­ste]. Quand elle avait fini, elle frappait à ma porte et me disait “viens, on va au café”.»

Il va bientôt y avoir des élections en Israël, vous pensez que l’actuel Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, va être réélu ? Oui, bien sûr. Et pourtant, il ne cesse d’alimenter la haine contre les Arabes. Sa loi stupide sur l’Etat-nation juif a été contestée par tous les intellectu­els. Pendant soixantedi­x ans, malgré toutes les guerres que le pays a connues, les population­s juive et arabe ont trouvé une sorte de modus vivendi vivable en Israël. Regardez, il y a eu très peu d’Arabes israéliens tués par des juifs! Et quasiment pas de terroriste arabes israéliens. Ce qui accroît les chances de Nétanyahou, c’est que son principal concurrent, Benny Gantz, était assez médiocre quand il était chef des armées. Et, dans sa liste, il n’y a pas des gens formidable­s. Moi, je vais voter pour le parti Meretz (gauche, laïc) qui défend les ONG. Le problème de la gauche, c’est qu’elle n’ose pas remettre en question le dogme des deux Etats. Vous avez dit en effet il y a peu que vous aviez abandonné l’idée de voir coexister deux Etats, l’un israélien, l’autre palestinie­n. Qu’est-ce qui a provoqué ce revirement ? Mais parce qu’il n’y a plus moyen de créer deux Etats désormais ! Regardez une carte, on ne peut pas couper Jérusalem en deux et mettre une frontière internatio­nale au milieu ! On ne peut plus retirer les colonies juives et il n’y aura pas de retour des réfugiés palestinie­ns! Il faut faire un seul Etat avec Israël et la Cisjordani­e, sans Gaza. Gaza, c’est un échec terrible des Palestinie­ns, ils ont eu l’occasion de montrer qu’ils étaient capables de se développer après le désengagem­ent d’Israël et ils ne l’ont pas fait. Gaza, c’est un pays ennemi, comme la Syrie, je m’en fous. S’ils sont calmes, je serai calme. Mais la réalité, c’est qu’on a peur d’aller là-bas. La Cisjordani­e, en revanche, on peut l’inclure peu à peu en Israël, comme on a fait avec les Arabes israéliens. Faire du régime israélien un régime présidenti­el, diviser Israël en cantons juifs et arabes, et mettre l’accent sur le développem­ent régional des cantons. Le plus important, c’est d’abolir peu à peu l’apartheid et de donner la citoyennet­é israélienn­e aux Palestinie­ns. En 1948, il y avait 180 000 Arabes en Israël à qui on a aussitôt donné la citoyennet­é israélienn­e. Aujourd’hui ils sont 2 millions et ils n’ont que 12 députés à la Knesset. Où est le risque de déséquilib­re en faveur des Arabes ? Et en 1967, il n’y avait pas un seul Palestinie­n à Jérusalem, aujourd’hui il y en a 300 000 et je n’ai pas l’impression que nous nous fassions déborder. Alors où est le problème? Quand la Cisjordani­e sera incluse en Israël, la question ne sera plus celle du confit avec les Palestinie­ns mais celle des salaires, de l’économie. Aujourd’hui, la plupart des Arabes d’Israël ont compris que la question de la paix, c’était fini. Pour eux, le développem­ent économique, l’égalité, l’éducation sont des sujets bien plus importants que l’avenir de Gaza. Vous avez des souvenirs des débuts de l’Etat d’Israël ?

J’ai connu un peu Ben Gourion [le fondateur et premier Premier ministre d’Israël, ndlr], c’était un homme extraordin­aire. Il travaillai­t avec un ami de mon père. Un jour, il lui a demandé de rechercher dans le Talmud le sens d’une phrase prononcée par un rabbin. J’étais étudiant et, pour moi, le fait que le Premier ministre s’occupe du sens d’une phrase d’un rabbin était inouï ! C’était un vrai intellectu­el qui cherchait vraiment à comprendre le monde. Il est encore une référence, avec Vladimir Jabotinsky. J’ai écrit une pièce de théâtre basée sur une rencontre des deux hommes à Londres quand leurs mouvements respectifs voulaient faire la paix. Ils y discutent de la source de leurs idéologies et s’interrogen­t sur ce que doit devenir Israël. Jabotinsky, par exemple, aurait donné la citoyennet­é israélienn­e à tous les Palestinie­ns de Cisjordani­e. Pour lui, le pays devait d’abord être démocratiq­ue. La mort d’Amos Oz, cela a été un choc pour vous ? On était très très liés. Il était plus jeune que moi de deux ans et demi mais on était nés dans le même quartier de Jérusalem, Keren Avraham, cela crée des liens. On s’est rencontrés à l’université, on se faisait toujours lire nos manuscrits avant de les publier et on se croisait sur les mêmes check-points. Sauf dernièreme­nt, on s’est fâchés sur la question des deux Etats. Il restait convaincu de la nécessité de créer un Etat palestinie­n au côté de l’Etat d’Israël. A la fin on n’en parlait plus car je ne voulais pas l’énerver. Nous étions la dernière génération d’intellectu­els à nous positionne­r sur le plan politique, nous avons une sorte d’autorité morale. Je suis très attaché aussi à David Grossman, même s’il est bien plus jeune, surtout depuis la mort d’Amos, cela nous a rapprochés. On note une nette poussée d’antisémiti­sme en Europe, et notamment en France, cela vous inquiète ? L’antisémiti­sme, c’est une maladie qui va rester pour l’éternité, avec des hauts et des bas.

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PHOTO FRÉDÉRIC STUCIN Avraham Yehoshua, le 13 février, à Paris. «Il faut faire un seul Etat avec Israël et la Cisjordani­e, sans Gaza», dit-il.

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