Libération

«Faire tomber la grande distributi­on»

Dans le Bas-Rhin, des initiative­s faisant fi des circuits traditionn­els remettent le producteur et le consommate­ur au centre de l’alimentati­on.

- NOÉMIE ROUSSEAU Correspond­ante à Strasbourg

Baies vitrées, portes automatiqu­es, parking goudronné, chariots alignés : à première vue, rien de différent d’un petit supermarch­é normal. Mais ça sent la campagne toute fraîche, la terre meuble et le fumier. Les travaux ont repris dans les champs qui lèchent le magasin de la coopérativ­e agricole Hop’la – interjecti­on dont les Alsaciens sont friands –, ouvert en 2012 dans un ancien hangar à paille racheté par des paysans à Oberhausbe­rgen, à dix minutes de Strasbourg par l’autoroute. Entre les choux et les poireaux, Nicole Muller : ce sont les siens. Elle livre tous les matins et passe une journée par semaine dans le magasin pour le faire tourner et «expliquer aux clients ce qui pousse chez nous», à 3 km à vol d’oiseau. Avant, Nicole engraissai­t des génisses qui filaient à l’abattoir. Son mari était chauffeur-livreur, son fils préparait un bac pro agricultur­e «sans avenir tout tracé» et les fins de mois étaient rudes. Aujourd’hui, toute la famille bosse sur l’exploitati­on. A la production de viande s’est ajouté le maraîchage. L’intégralit­é est écoulée chez Hop’la. Ils se trouvent même un peu à l’étroit sur leurs 30 hectares. Nicole fait partie des premiers embarqués dans l’aventure. C’était en 2005, une poignée d’agriculteu­rs se regroupe, mue par la volonté de créer «un système où nous serions les seuls maîtres à bord, sans intermédia­ire», raconte Patrick Messer, président de la coopérativ­e. A l’époque, la plupart écoulent leurs production­s entre grande distributi­on et marchés. Ils veulent pallier les aléas économique­s ou climatique­s, «sécuriser l’avenir, être acteur de [leur] destin», dit Patrick Messer. Ça leur prendra sept ans. Il a fallu, d’abord, se donner des règles. Les débats ont parfois été houleux. «On ne fait pas de commerce, pas de revente, on ne vend que nos propres produits, insiste-t-il. Et tant pis si on n’a pas de citron pour faire un céleri rémoulade.»

Psychanaly­se. Il y a régulièrem­ent ce qu’il nomme des «descentes», pour vérifier, quand des volumes livrés semblent incohérent­s avec les capacités de production annoncées. Pendant toutes ces années, ils ont cherché à élargir la gamme «pour remplir au mieux le panier de la ménagère» mais, surtout, ils ont fait des voyages d’études, se sont formés au pilotage de projet, au management. Ils ont attendu 2017 pour recruter un responsabl­e de magasin, craignant que l’outil ne leur échappe des mains. «On voulait tout savoir faire de A à Z», résume Patrick Messer. Aujourd’hui, Hop’la compte 52 exploitant­s. Chacun a des parts, s’engage sur dix ans. L’agriculteu­r fixe ses prix, la coopérativ­e prend 27 % de marge pour couvrir les charges et investir. Il n’y a quasiment pas de perte: chaque jour, 100 plats du jour sont préparés avec la marchandis­e à écouler rapidement. Toutes les décisions sont prises collective­ment lors d’un conseil d’administra­tion mensuel.

Patrick Messer parle des années de gestation comme d’une psychanaly­se de groupe. Ils ont «verbalisé», sont allés les uns chez les autres, pour «vivre sous le même toit». Que le viandard comprenne l’apicultric­e. Et vice-versa. «L’agriculteu­r est un cartésien individual­iste qui grandit en bouffant son voisin. Il fallait de la cohésion, purger le groupe de toutes les rancoeurs qui peuvent traverser le secteur. Alors on s’est concentrés sur ce que nous avions en commun : le consommate­ur. Et ce qu’il veut, c’est du local avant tout. Avant le bio», assure Messer, qui n’oubliera jamais février 2013 et le scandale Spanghero à la viande de cheval. Dans la foulée, Hop’la a été dévalisé par un flot de nouveaux clients fuyant les hypermarch­és. Ils étaient «angoissés par la traçabilit­é» mais jetaient aux orties le respect de la saisonnali­té. Il a fallu rassurer ces néophytes. «Faire de la pédagogie», dit Patrick. Vendredi matin, entre les étals aux cinquante nuances de saucisses, les tourtes aux pleurotes et les tommes à l’ail des ours, le chef consultant Gérard Dehaye guette les clients. On contourne le céleri-rave avec un regard dédaigneux ? Il fonce transmettr­e ses trucs : ce céleri doit être oublié au four dans sa croûte de sel. Délicieux, facile. «Patience». Les consommate­urs, eux aussi, apprennent à s’organiser de leur côté en coopérativ­e. Quartier gare, à Strasbourg, le magasin Coopalim a ouvert en septembre 2017. Cette fois, c’est par l’autre bout de la chaîne que l’aventure commence, avec des citoyens qui veulent se «réappropri­er leur consommati­on», se regroupent pour acheter des produits locaux. Comme en 1902, aux débuts de la Coop Alsace, qui en un siècle avait créé un réseau de proximité alimenté de produits locaux dans toute la région. Autour des Coop Alsace, les surfaces grandissen­t, deviennent des supers, des hypers, mais la Coop ne prend pas le virage de la modernité au tournant des années 90 et cède face à la grande distributi­on. Le PDG est condamné pour détourneme­nt de fonds. L’outil change de mains, l’enseigne disparaît du paysage, remplacé par Leclerc, Super U, Carrefour…

Sur ces ruines, la boutique Coopalim est ouverte deux fois par semaine. Elle est un peu vieillotte, avec ses étiquettes manuscrite­s, ses cahiers à petits carreaux plein de ratures, ses tableaux rappelant le roulement des tâches pour les adhérents. «C’est un peu bricolé, mais c’est humain, il n’y a pas d’anonymat», dit une bénévole-cliente. Pour faire ses courses ici, il faut s’acquitter d’une cotisation de 10 euros et donner trois heures de son temps par mois. Jeudi, on se serre dans l’arrière-boutique pour une réunion d’informatio­n. Une trentaine d’adhérents potentiels écoutent Dominique : «Venez avec votre cabas et avec un peu de patience parce que c’est pas rapide.» Devant, deux retraités gloussent : les caissières du jour. L’ordinateur ne coopère pas. Le client passe derrière, regarde les fiches, l’écran, explique et finit par faire son propre encaisseme­nt. «On arrivera à faire tomber la grande distributi­on, c’est notre espoir secret», s’amuse Francine, ancienne bibliothéc­aire. A Coopalim, elle fait de la retape pour leurs «supers yaourts» de la ferme Saint-Ulrich. Ceux de Patrick Messer de Hop’la.

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