Libération

Le maire d’Orhei, qui a écopé de sept ans et demi de prison en 2017 pour avoir siphonné un milliard de dollars dans des banques, est bien parti pour être élu ce dimanche à l’occasion des législativ­es. Un symbole dans ce pays où la corruption règne et les

MOLDAVIE

- Par SÉBASTIEN GOBERT Envoyé spécial à Chisinau

«Ne restez pas ici, il n’y a rien à voir pour ceux qui veulent dire du mal de notre candidat!» L’homme interrompt sa pause cigarette pour interdire de prendre en photo le bureau de campagne du «Parti d’Ilan Shor» dans le centre de la capitale moldave, Chisinau. Le chef de parti, l’éponyme Ilan Shor, 31 ans, est bien placé pour devenir l’un des 101 députés du prochain Parlamentu­l (Parlement) à l’issue des élections de ce dimanche. Pourtant, il est prudent avec la presse étrangère : il a été condamné en juin 2017 à sept ans et demi de prison pour avoir orchestré le siphonnage d’un milliard de dollars dans trois banques nationales en 2014. Hormis quelques interrogat­oires et une période de mise en résidence surveillée, Ilan Shor, qui reste libre dans l’attente de l’examen de son appel, n’a jamais dormi en prison. En plein scandale, en juin 2015, il a même été élu maire d’Orhei, une ville moyenne à 40 kilomètres au nord de Chisinau, avec un soutien de 62 %. Pour nombre d’observateu­rs, ce parcours en dit long sur la déliquesce­nce du système judiciaire moldave et l’état de la culture politique nationale. Cette république post-soviétique de 3,5 millions d’habitants, enclavée entre la Roumanie et l’Ukraine, n’est que «partiellem­ent libre», selon le classement annuel de l’ONG Freedom House. Une résolution du Parlement européen de novembre 2018 décrie «un Etat capturé par les intérêts oligarchiq­ues».

PLOUTOCRAT­IE

Pour l’électorat d’Ilan Shor, tout ceci semble très abstrait. Arborant à tous ses meetings de campagne la même cravate rouge vif à la Trump, il séduit les retraités et des catégories de population ostensible­ment défavorisé­es. Ceux-ci constatent avec admiration la transforma­tion d’Orhei depuis 2015. Le maire a investi personnell­ement pour y rénover la chaussée, installer l’éclairage public, moderniser le système de chauffage, ou encore y créer un parc à thème unique en Moldavie, OrheiLand. Dans le village voisin de Jora de Mijloc, il a financé l’ouverture d’un kolkhoze, sur le modèle des fermes collective­s soviétique­s, pour faire de la localité «un village de rêve». A son côté, la maire Marina Tauber, une jeune blonde qui figure sur le rapport de la société d’enquête britanniqu­e Kroll comme l’une des participan­tes du «scandale du milliard».

Des activités qui paient auprès d’une population du pays le plus pauvre d’Europe avec l’Ukraine, amputé par une émigration de masse depuis la chute de l’URSS. Sur une vidéo de 2017, produite par le média local Recorder, une femme âgée promène sa petite fille de 3 ans dans OrheiLand. Elle affiche son soutien indéfectib­le à Ilan Shor, un «exemple» qui offre un avenir à sa famille. Et le détourneme­nt du milliard ? «C’est compliqué pour nous de comprendre, balbutie-t-elle. Mais tout ce qu’il a fait pour la ville, cela vaut bien plus qu’un milliard!» Pour le militant anticorrup­tion Andrei Donica en revanche, il s’agit juste «d’une tentative de nous aveugler en reversant une infime partie de ce qu’il a volé».

Et Ilan Shor est prêt à dépenser encore plus. Son programme promet la hausse des retraites, du salaire minimum et des allocation­s familiales, ou encore l’accès gratuit à l’éducation. Si son parti n’est pas parmi les favoris, lui figure en bonne place pour être élu en vertu d’un complexe système électoral mixte, à la fois proportion­nel et majoritair­e. Une fois député, il aura gagné quatre ans d’immunité parlementa­ire. Son omniprésen­ce dans la campagne «trahit de puissants soutiens oligarchiq­ues», indique le politologu­e Dionis Cenusa, pour qui «Ilan Shor sert de simple diversion pour soutirer des voix à d’autres partis, notamment au Parti socialiste».

De fait, la véritable bataille se joue entre le Parti démocrate au pouvoir de l’oligarque Vladimir, dit Vlad, Plahotniuc, et le Parti socialiste du Président, Igor Dodon. Le premier est libéral et proeuropée­n sur le papier, le second présente un programme plus social, moralement conservate­ur, nostalgiqu­e de l’Union soviétique. Igor Dodon entretient une relation personnell­e étroite avec Vladimir Poutine (lire ci-contre) Dans les faits, les deux formations défendent des intérêts oligarchiq­ues et corrompus, qui se partagent le pouvoir et les ressources du pays depuis l’indépendan­ce en 1991.

Une troisième forNoirme ation, Acum, menée par les réformateu­rs Maia Sandu et Andrei Nastase, se pose en opposition frontale à cette ploutocrat­ie. Au coeur de son programme : l’établissem­ent d’un Etat de droit et la lutte contre la corruption, à l’inverse des principaux candidats qui multiplien­t les promesses, la plupart irréalisab­les compte tenu de la faible marge de manoeuvre du budget de l’Etat. Démocrates et socialiste­s mettent aussi l’accent sur les questions géopolitiq­ues, comme si faire de la Moldavie la ligne de fracture entre Est et Ouest pouvait faire oublier les problèmes structurau­x qui minent la population. Acum est le seul parti à «ne pas promettre le paradis». Mais ses chances de pouvoir former un groupe au Parlement sont minimes, à cause d’un faible soutien populaire mais aussi du verrouilla­ge institutio­nnel du scrutin.

INDUIRE EN ERREUR

Le système électoral mixte n’est en effet qu’une des dispositio­ns prises par le parti de Vlad Plahotniuc, très impopulair­e, pour rester au pouvoir. L’élection s’accompagne­ra d’un référendum consultati­f destiné à entretenir la confusion auprès des électeurs. Les bureaux de vote à l’étranger ont été répartis entre Russie et pays occidentau­x de façon à défavorise­r les candidats du Parti socialiste. Pour induire en erreur les électeurs face au bulletin de vote, un Andrei Nastas s’est porté candidat dans la même circonscri­ption qu’Andrei Nastase. L’élection a aussi été retardée de trois mois, pour donner du temps à d’ultimes préparatif­s. Et si les résultats ne conviennen­t pas au pouvoir établi, ils pourraient être contestés en justice. En août 2018, l’élection du même Andrei Nastase à la mairie de Chisinau avait ainsi été annulée par une série de tribunaux. «L’élite au pouvoir n’essaie même plus de faire semblant, se désole la journalist­e d’investigat­ion Victoria Dodon. Vlad Plahotniuc dénigre de plus en plus ses partenaire­s occidentau­x dans ses discours.» Et pourtant, l’oligarque devrait se soucier de l’avis de l’Union européenne et des Etats-Unis. La Moldavie a été un temps championne du partenaria­t oriental entre l’UE et six pays post-soviétique­s. Mais en avril 2018, Bruxelles a gelé ses programmes d’aide pour protester contre la dégradatio­n de l’Etat de droit. Or, le pays reste très dépendant de l’assistance financière internatio­nale. Une élection frauduleus­e, qui porterait au pouvoir des personnali­tés à l’éthique contestabl­e, comme Ilan Shor, pourrait couper définitive­ment les liens entre la Moldavie et ses partenaire­s occidentau­x. •

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Ilan Shor s’incline devant son public

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