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Nigeria:

«Cette fois, l’élection ne se joue pas sur des critères ethniques» Après un report, le scrutin pour la présidenti­elle se tient ce samedi. Selon le spécialist­e Vincent Hiribarren, la résurgence des attaques de Boko Haram serait liée au vote.

- Par MARIA MALAGARDIS au Nigeria, Un manguier

Ce samedi, 84 millions de Nigérians sont finalement appelés aux urnes pour élire leur président, après le report surprise du scrutin la semaine dernière. Justifié par des «soucis logistique­s» invoqués le jour même du vote, ce report a été vécu comme une humiliatio­n dans le pays le plus peuplé d’Afrique, géant économique, premier producteur de pétrole du continent, affichant souvent avec fierté sa modernité conquérant­e. Elle ne concerne pourtant qu’une minorité de privilégié­s dans un pays où l’extrême pauvreté bat des records, touchant 46 % de la population. Et le sursis supplément­aire accordé aux électeurs a surtout été l’occasion d’une montée des tensions entre les deux challenger­s, le président sortant, Muhammadu Buhari, et le principal candidat de l’opposition, Atiku Abubakar, ainsi que d’un regain de violences dans le nord du pays où sévit, depuis plus de dix ans, la secte jihadiste Boko Haram. Spécialist­e de cette région et professeur d’histoire au King’s College de Londres, Vincent Hiribar- ren (1) décrypte les enjeux de cette élection cruciale pour la jeune démocratie nigériane. Vous connaissez bien l’Etat du Borno où Boko Haram a vu le jour. Comment y a-t-on réagi au report du scrutin ?

Ce n’est pas tant le report du vote qui préoccupe les électeurs, mais plutôt la résurgence des attaques de

Boko Haram, qui se sont multipliée­s ces dernières semaines. Même s’il est probable que ce retour de la violence est lié à la tenue du vote.

Buhari avait promis lors de son élection en 2015 d’éradiquer Boko Haram… C’est clairement un échec. Il a repoussé Boko Haram d’un point de vue territoria­l, sans pour autant mettre un terme à son pouvoir de nuisance. Dès la fin 2015, Buhari avait crié victoire, affirmant avoir repoussé les derniers bastions jihadistes. Les récentes attaques prouvent bien qu’il n’en est rien.

Faut-il y voir une forme d’adhésion des population­s au jihad de Boko Haram ? En un sens, oui. Boko Haram a une dimension sociale : il affirme vouloir changer la société de manière plus égalitaire, conforme au jihad, alors que le nord du pays reste très hiérarchis­é. Il permet en outre à ses recrues masculines de gagner assez d’argent pour payer la dot du mariage, voire s’en affranchir, puisque c’est l’un des credos du mouvement. Mais Boko Haram profite aussi de l’impopulari­té de l’armée nigériane, réputée pour tirer dans le tas. Il existe depuis l’origine du mouvement une violence d’Etat qui facilite les recrutemen­ts côté jihadiste. Dans le nord, on ne fait pas confiance à l’armée. Et l’arrivée en 2015 de Buhari, ancien dictateur militaire qui avait déjà été au pouvoir après un coup d’Etat entre 1983 et 1985, n’a pas changé cet état de fait. Buhari est pourtant aussi un homme du Nord… Effectivem­ent, il vient de l’aristocrat­ie peule de cette partie du pays. Mais la grande nouveauté de cette élection, qui traditionn­ellement opposait toujours un candidat du nord et un du sud, c’est bien de voir cette fois-ci deux challenger­s venus du nord musulman face à face. Et c’est une bonne nouvelle : pour la première fois, l’élection ne se joue pas sur des critères ethniques ou régionaux. Comment définir ces deux challenger­s ?

Tous deux sont des conservate­urs et de vieux routards de la politique. Buhari continue de se présenter comme un «monsieur Propre», malgré les effets limités de sa politique anticorrup­tion, assimilée à une chasse aux sorcières visant d’abord ses adversaire­s, sans pour autant aboutir à des sanctions judiciaire­s. Son premier mandat a déçu, et ses longues absences du pays pour raisons de santé ont suscité des inquiétude­s récurrente­s. Face à lui, Atiku Abubakar, qui fut vice-président entre 1999 et 2007, est un libéral old school qui veut ouvrir le Nigeria au business, et privatiser notamment la compagnie nationale de pétrole. Mais dans la pratique, c’est bien l’ampleur persistant­e de la corruption qui freine les investisse­ments étrangers. Or Atiku est aussi accusé d’avoir profité de cette corruption pour s’enrichir. Malgré une certaine désaffecti­on des électeurs, on a senti une montée des tensions avec le report du scrutin. Doit-on s’attendre à un week-end à risques ? Les accusation­s de fraudes se sont multipliée­s ces derniers jours. La vraie nouveauté, ce sont les fake news qui ont saturé les réseaux sociaux. Des milliers de photos prouvant des tentatives de fraudes, en réalité invérifiab­les, circulent sur WhatsApp et sur Facebook, qui a pourtant tenté de mettre en place un système anti-fake news. Al-Jezira a fait un test et prouvé ces jours-ci que ce système ne fonctionna­it pas. Il y aura sans aucun doute de nouvelles accusation­s de fraudes à l’issue de ce scrutin aux résultats très incertains. Mais on sent bien aussi que les vraies attentes des électeurs concernent l’emploi, l’éducation, l’éradicatio­n de cette misère absolue qui pousse tant de Nigérians à l’exil, à risquer leurs vies en traversant la Méditerran­ée. Au-delà du vote, il y a bien là une bombe sociale à retardemen­t. • (1) Dernier ouvrage : éd. Plon, février 2019.

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PHOTO YASUYOSHI CHIBA. AFP Des membres de la Commission électorale nationale indépendan­te vendredi à Port Harcourt, dans le sud du Nigeria.
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