Libération

Savoir entendre ce qu’on entend

- Par CAMILLE LAURENS

On s’est toujours servi des mots pour tromper, mais cette pratique est devenue si usuelle en politique et sur Internet que de nombreux journaux proposent maintenant de vérifier les informatio­ns. Le décryptage de ce qui est dit est un travail journalist­ique à temps plein, et non des moindres. Cependant, il n’est pas moins passionnan­t de s’intéresser à ce qui n’est pas dit, ou à ce qui est interdit. C’est aussi plus compliqué, car le non-dit ouvre à des interpréta­tions infinies : on peut y fourrer n’importe quoi.

Pour approcher une vérité, il faut une oreille particuliè­re. Celle du psychanaly­ste, notamment, peut écouter résonner l’inconscien­t, lire entre les lignes, déchiffrer la pensée refoulée qui se cache sous les mots. Ainsi le lapsus permet d’entendre autre chose que ce que son auteur voulait dire, croyait dire. On se souvient par exemple de la vidéo virale de ce jeune séminarist­e qui, interrogé à l’antenne sur la solidarité parmi les prêtres, explique que ceux-ci «se serrent les couilles». Au moment où paraît Sodoma, vaste enquête sur l’homosexual­ité au sein de l’Eglise – qui mériterait autant que l’armée le surnom de «grande muette» –, on va peut-être finir par entendre une parole juste. De même lors des procès autour de la pédophilie. Car pire que la langue de bois, il y a le silence de bois, qui est souvent silence de mort.

Un récent dessin de Xavier Gorce m’a fait rire (jaune) : «Sale juif» crie un pingouin gilet jaune. «Qu’est-ce que tu as dit ?» demande un autre pingouin. «Je sais pas, j’ai pas entendu», répond le premier. Le clivage ou la mauvaise foi font qu’on n’a pas toujours accès à son propre dire, pas plus qu’à celui des autres, parfois. Pire que le malentendu, il y a le «pas entendu». Celui-ci se décline sur tous les tons. Ainsi Aude Lancelin, qu’on a connue mieux inspirée, a déclaré qu’elle n’avait «pas entendu l’expression “sale juif ”» lors de l’agression verbale d’Alain Finkielkra­ut par des gilets jaunes. «Cette phrase est inaudible dans la vidéo», insiste-t-elle. Si, comme nous, elle a écouté les enregistre­ments pris sur le vif, comme nous, elle a entendu «sale sioniste de merde, rentre à Tel-Aviv, la France elle est à nous, rentre chez toi en Israël, nous sommes le peuple français». N’y a-t-il pas là, dans cette énumératio­n, quelque chose de parfaiteme­nt audible, qui déchire le tympan, même? Ces phrases ne forment-elles pas une phrase qu’il est bien difficile de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles ? Certains appellent à distinguer «antisémite» et «antisionis­te». On peut entendre cette distinctio­n. Mais pas dans cet enregistre­ment. Là, non. Ce n’est pas sujet à débat. C’est très clair. Selon les mots de Péguy (non, je ne le cite pas pour faire plaisir à Finkielkra­ut), «il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit». Il ne serait pas mal aussi, et ce n’est pas seulement le rôle des journalist­es, mais de tout le monde, il ne serait pas mal de dire ce qu’on entend, et surtout d’entendre ce qu’on entend. De se souvenir, par la même occasion, que le verbe «entendre» signifie d’abord «comprendre». Je dis ce que je vois sur les banderoles, sur les vitrines et les tombes taguées, sur les murs des rues et des internaute­s. Je dis ce que j’entends, dans la ville, à la radio, à la télé. Je dis ce que je comprends. C’est loin d’être toujours ambigu, discutable. A un moment, il faut arrêter de tourner autour du pot, autour des mots. Le cynisme hurle dans les dénis les plus criants. L’insinuatio­n n’est jamais explicite, mais à bon entendeur… Ainsi, quand une journalist­e, lors de la commémorat­ion du drame, interviewe Lassana Bathily, l’héroïque employé de l’Hyper Cacher, et qu’elle lui demande : «Apparemmen­t, les clients n’étaient pas très gentils avec vous…», j’entends… une phrase inaudible peutêtre, et de fait elle n’est pas dite. Ça ne l’empêche pas d’être sonore. Et quand Ravier, élu RN, répond à Mme Frentzel, d’EE-LV, qui lui donne rendez-vous sur le terrain, «dans le XVIIIe ou XIVe» pour parler des immeubles en ruine, quand il lui répond : «Toujours au même hôtel, à la même heure ?» et que ça fait rire tout le monde, y compris le maire Jean-Claude Gaudin, aucune injure sexiste n’est prononcée ; mais si tout le monde rit, c’est que tout le monde entend autre chose – un sous-entendu. Quoi ?! Mais voyons, c’est juste de l’humour.

Bien entendu.

Si on passait à la bonne entente ? Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.

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